On fait des découvertes étonnantes en vacances. Des rencontres parfois. Des lieux aussi. Mais il y a plus étonnant encore. Des découvertes que l’on n’aurait jamais pensé faire. Car il faut vraiment se retrouver dans certaines circonstances pour que se produise quelque fulgurance de pensée. Assis sur mon transat.
Les yeux rivés dans la vague, ou sur ce qui défile à l’écran, ou le livre que je ne finirai jamais. Je suis bien, je ne peux pas être mieux, je suis au firmament, je crois bien que j’atteins le point G du vacancier. Mes plaisirs sont simples, mes exigences raisonnables, je ne demande que de la bande passante assis sur mon transat, le soleil aidant, la crème solaire comme adjuvant. Je suis le côté obscur du touriste, celui qui ne prévoit pas de voir tout ce qu’il faut voir, mais celui qui maximise le vide. Mais les deux sont les faces d’une même piece, donc cela ne me vexe pas. Je suis tellement bien qu’il en faudrait beaucoup, que dis - je, il faudrait une catastrophe pour nuire à mon état. Pourtant un simple bruit de tongs aura suffi.
Et puis deux. Et puis 10. Et puis zut. Je changeais alors de place mais rien à faire. Le bruit des tongs me poursuivait. Avec insistance je dirais. A force je développais même une certaine capacité à les percevoir de loin, ce qui magnifiait la gêne par un crescendo lento, jusqu’au déchirement ultime du silence mais aussi du paysage, lorsqu’enfin le coupable reconnait les faits juste là passant devant moi, la démarche pourtant innocente. C’est alors que le decrescendo commence, presque plus pénible encore que le crescendo. Et l’oreille me surprend, capable de percevoir encore le bruit des tongs même après disparition de la marionnette. Le miracle se produisit alors.
Fatigué de lutter, épuisé par l’effort, j’en fermais les yeux, incapable de me concentrer à mon activité principale : le néant. Inévitablement, le prochain bruit de tongs fut perçu, et de très loin. Mais le cerveau fit alors une proposition étonnante. Il associa une démarche, et même un visage à ce bruit de tongs. J’étais capable de reconnaître la personne sans la voir encore. Extraordinaire. Je recommençais. Et ça marchait encore ! Et encore, et de mieux en mieux. Je réalisais alors que ces bruits de tongs étaient tous très différents. Du traine savatte, au gars qui n’en veut, du pas leste ou ailé, au pas gauche ou entravé. Tout est nuance, et se dessine alors un spectre de bruits de tongs rivalisant de subtilité, et désignant l’auteur comme seul capable de produire un tel son.
Mon cerveau avait développé tout seul cette faculté. J’étais devenu expert en reconnaissance faciale sans l’aide de caméra de surveillance, juste avec un bruit de tongs. Pris dans mon élan, je tentais même d’associer ces bruits de tongs à quelques traits de caractères ou de visages. Mais une forme d’idiotisme de métier me fit vite comprendre que je m’égarais. Car j’associais inconsciemment les pas les plus désagréables aux personnes les plus moches ou aux comportement les plus exubérants. Erreur. Le pouvoir des tongs se limitait à l’identité du pantin. Déjà pas mal.
Et le bruit des bottes ?
Je decidais alors de sonder davantage ma découverte fantastique, en sirotant le 3ème Mojito de la matinée. Le bruit des tongs, ok. Mais qu’en est - il du bruit des bottes ? Il ne produit pas le même effet que le bruit des tongs. Bien moins subtil, il ne trahit aucune originalité. Deviner la personne en écoutant son bruit de botte est impossible. Et c’est bien normal, car le bruit de botte agit en groupe ou troupe. C’est la seule manière qu’il connaît pour s’exprimer. On reconnait alors les personnages qui l’orchestrent, mais il est impossible de les différencier. Car ils sont l’expression d’un seul et même corps. Celui d’une armée, d’une idée hystérique ou acculée, d’une fin de non recevoir adressée à la pensée subtile, celle qui différencie l’être de l’autre. Le bruit des bottes produit le même effet que le masque.