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Billet de blog 9 mai 2025

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L’Europe a peur de l’erreur 404

« Page introuvable ». L'erreur 404 signale que la ressource demandée n'a pas été trouvée. Originellement réservée à l’usage du Web, on peut imaginer que l’erreur 404 raconte quelque chose de plus profond concernant l’avenir possible de l’Europe.

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Projetons – nous. Nous sommes en 2030, un peu avant peut-être. Comme tous les matins, l’Europe effectue sa requête pour des services numériques, des batteries électriques, des  produits desanté, de la défense, de la culture aussi. Et surprise… « Erreur 404 ». L’Europe a beau cliquer sur le lien hypertexte, le même message s’affiche à l’écran. « Erreur 404 ». Ressource inexistante. Le lien hypertexte adressant la ressource demandée ne mène plus nulle plus part. Le signe échoue à trouver sa dénotation, pour parler comme les linguistes

Dans un premier temps, l’Europe croit à l’incident technique. En bon utilisateur, elle relance sa machine, espérant des mises à jour salutaires. Il faut dire que L’Europe a particulièrement besoin de batteries électriques ce matin, le réchauffement climatique provoqué par les énergies fossiles imposant d’accélérer le mouvement en matière de transition énergétique. L’Europe clique de nouveau sur le logo représentant une batterie électrique. Mais ce qui vient n’est pas une batterie, c’est encore l’erreur 404. L’Europe semble vivre la même expérience que l’amateur d’art face à la pipe de Magritte. Le tableau montre une pipe, mais « ceci n’est pas une pipe » nous légende le peintre belge. L’Europe se frotte les yeux, l’instant semble surréaliste. Il ne l’est pas.

Comment l’Europe en est – elle arrivée - là ? L’erreur 404 n’est pas fortuite. Elle n’est que la conséquence inévitable d’une succession d’erreurs originelles.

L’Europe a confondu l’explicite et l’implicite. Jean - Yves Girard logicien reprend l’exemple de la pipe de Magritte, dans Le fantôme de la transparence (page  40), un livre qui ne cesse d’éclairer l’instant présent. Le logicien fantastique nous explique la confusion à ne pas faire entre ce qui est tangible, explicite, dans notre cas la batterie électrique. Et ce qui est seulement suggéré, l’implicite, dans notre cas, le logo de la batterie en lien hypertexte sur l’écran. Confusion concevable dans un monde de clics où tout est disponible à portée de clavier. On accuserait presque les nouvelles technologies de l’information d’avoir induit en erreur l’Europe.

L’Europe s’est prise pour une machine désirante, pour reprendre l’expression du philosophe Gilles Deleuze dans son tome 1 de l’Anti – Œdipe : Capitalisme et schizophrénie .l’Europe n’avait besoin de rien. Elle a besoin de tout. Du nécessaire comme du superflu. Mini ventilateurs USB en provenance de Chine, ou des "Bacon Strips Band-Aids" pansements à l'effigie de tranches de bacon en provenance des Etats Unis. Des besoins qui ne répondent pas à un manque, mais à un désir. L’Europe désire en permanence. Et puisqu’elle ne trouve pas suffisamment de biens et services à désirer, elle va les chercher hors d’Europe.

L’Europe a cru que ses désirs étaient désirables. Produisant du désir en continu, elle a cru que c’était sa nature de désirer ainsi. L’Europe produit du désir comme elle produit des textes réglementaires, ce n’est pas une pathologie c’est sa manière d’être. Cette production perpétuelle de désirs participerait au bien – être de l’Europe en quelque sorte. Après tout pourquoi pas ? Comme si ce désir était pour ainsi dire désirable, pensa le philosophe Juan Stuart Mill dans sa lecture de l’Utilitarisme (chapitre 4). De la même façon, ne dit – on pas que ce qui est vu est forcément visible ? Ce qui est désiré doit être forcément désirable. L’Europe se voit ainsi justifiée de désirer même ce dont elle n’avait pas besoin. Sauf qu’il y a une erreur. Pas une erreur 404, mais une erreur de logique. On ne peut pas déduire ce qui doit être de ce qui est, fait remarquer le philosophe empiriste David Hume dans son Traité sur la nature humaine. On ne peut pas justifier les désirs par le seul fait de désirer.

L’Europe a cru au dû indu. A force d’obtenir tout ce qu’elle désirait, l’Europe a fini par croire qu’il s’agissait d’un droit, et non plus d’un privilège. Un droit de l’Europe et donc un devoir pour le reste du monde, celui de produire le nécessaire et superflu afin que l’Europe dispose des ressources désirées. La force de l’habitude, celle de voir le soleil se lever tous les jours et de se convaincre qu’il se lèvera encore demain. Mais il n’y a que la dinde de Russell pour croire encore à la preuve par induction. Cette dinde qui tous les matins se vit servir un repas consistant, se mit à croire qu’il en serait ainsi désormais, jusqu’au jour de Thanksgiving où les choses ne se passèrent pas tout à fait comme prévu (dans sa version originale, Problems of philosophy, le philosophe Bertrand Russell utilise le poulet).

L’Europe a grandi trop vite, sans se donner les moyens de fourbir ses armes. Et si elle a pu se maintenir à l’équilibre si longtemps, c’est parce qu’elle a pu compter sur les petites roulettes de son ami américain, ou son hypermarché chinois, ou son ancienne station d’énergie russe. L’Europe se retrouve inapte à satisfaire son égo. L’Europe a cru à son reflet, celui que lui renvoyait sa haute opinion d’elle-même. Une erreur narcissique, et demain une blessure peut - être. L’Europe a attrapé le melon pour le dire crument.

Que serait devenue l’Europe si elle avait fait les bons choix au bon moment. Que deviendra t’elle maintenant qu’elle a fait les mauvais ? L’Europe a passé son tour. Elle a raté la sortie. Le carrefour des bonnes idées est - il trop loin maintenant pour espérer tourner au bon endroit ? Nécessité fait vertu, dit-on. L’urgence fera peut - être le nécessaire.

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