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Nous préférons donc les réponses aux questions. Peut - être pour des raisons pratiques, comme le pouvoir de saisir des réponses toutes faites mises en évidence comme des saucisses pendues au plafond. Alors que l’ombre enjambe les possibles sans jamais nous avouer son reflet. L’ombre peut donc disparaitre, on ne la retiendra pas. Ce qui est peut - être une erreur.
Car l’ombre nous protège des évidences, certitudes, préjugés, du roi thaumaturge, du père Ubu, ou de Mario le magicien. L’ombre drapée d’incertitude ne croit pas au fantôme de la transparence. Ce même fantôme dont nous parle le logicien Jean Yves Girard et qui vampirise nos sens et nos sciences (Jean Yves Girard, le fantôme de la transparence, 2016). Comme s’il suffisait de lever le voile de l’ignorance pour se retrouver nez à nez avec ce qui tombe sous le sens. Au contraire, l’ombre est ce clair – obscur indécis qui nous retient d’être pris de vertige sous l’effet de couleurs criardes ou obscures. L’ombre est ce qui retient Narcisse de se fantasmer dans son reflet, ce qui retient l’électeur de trop flatter son candidat. L’ombre est cette interface nécessaire entre la pleine lumière et l’obscurité totale, car « le Soleil ni la Mort ne se peuvent regarder fixement », comme nous le rappelle La Rochefoucauld.
Ainsi face à la lumière intimidante, l’ombre nous soulage d’un dessillement exigeant. Et face à l’obscurité angoissante, l’ombre devine ce que le néant nous cache. L’ombre voile et dévoile. L’ombre est réflexe de survie, stratégie de défense, rampe de protection. Tant qu’il y a de l’ombre, il y a de l’ambre, brin de sagesse, la raison en bruit de fond. Tout peut encore s’écrire car l’encre serait de l’ombre, ombre tracée sur la page du poète champêtre Philippe Jaccottet (Philippe Jaccottet, L’encre serait de l’ombre). Une ombre comme une éloge du doute.
Mais l’ombre devra se battre contre des rancœurs tenaces. Dès le départ, Platon n’y voyait qu’une réalité défigurée, égarant son reflet au fond d’une caverne. Les lexicographes ne lui firent pas meilleur traitement, la définissant comme une « zone sombre résultant de l'interception de la lumière ou de l'absence de lumière ». Et c’est peut – être au sens figuré que l’ombre se drapa de son plus sombre éclat, définie comme la couleur du mal être, du malheur en quête d’un reflet, suspecte, inquiète comme inquiétante, indécise comme indécidable, inachevée comme inachevable.
C’est alors que « l’ombre au tableau » redonna quelque peu le moral aux ombristes. L’ombre fut alors interprétée comme ce léger défaut rehaussant les qualités du sujet, sans les effacer. L’ombre devient un marchepied. Puis ce fut le tour des penseurs, Nietzsche fit taire le côté sombre de l’ombre pour l’écouter parler de l’Homme : « Quand l'homme appréhende la lumière, nous appréhendons l'homme : c'est la mesure de notre liberté. » (Le voyageur et son ombre, 1879). Ce que l’Homme lui rendit bien : « Tu sauras que j'aime l'ombre comme j'aime la lumière. Pour qu'il y ait beauté du visage, clarté de la parole et fermeté du caractère, l'ombre est nécessaire autant que la lumière ». Enfin, Paul Valery, prit d’abord soin de rappeler que les civilisations pouvaient basculer de la vérité aveuglante à l’obscurité totale (La Crise de l’esprit, 1919), pour nous inviter à l’entre – deux, l’ombre, comme saisie d’un songe à l’affut du malheur qui rampe « Mon ombre ! la mobile et la souple momie... Glisse ! Barque funèbre... » (La jeune Parque, 1920)
Aujourd’hui, l’ombre est menacée. Et nous sommes tous concernés. Objets du réel comme de l’imaginaire, les êtres comme les idées, les nations comme les civilisations. Tous peuvent perdre leur ombre. Et il ne s’agit pas d’une menace comme les autres, comme celle de l’aube ou du soleil couchant. Il s’agit d’une menace très particulière, que seule l’Homme peut mettre à exécution, à la faveur d’un acte manqué, un vote par exemple. Il suffirait d’un rien pour que tel Pierre Schlemihl le héros de Chamisso, nous acceptions de troquer notre ombre (L’Homme qui avait perdu son ombre, 1822) contre quelques promesses d’avenir exalté.
« Peter est un naïf : il croit à la fortune. Il croit surtout qu’elle seule assure à l’homme une dignité. C’est un bourgeois, de la plus dangereuse espèce : le bourgeois pauvre qui envie les bourgeois riches. D’où vient le sentiment qu’il a d’être inférieur. Le diable sait cela : c’est par là qu’il le tient. Peter lui donne son ombre contre une bourse magique, d’où il pourra tirer un or inépuisable. Désormais riche, mais privé d’ombre, il se croit le maître du monde. Point du tout : on se moque de lui. Comblé, le voici plus qu’avant inadmissible », nous livre le philosophe suisse De Rougemont (Chamisso et le Mythe de l’Ombre perdue, mai-juin 1937).