« S’éprouvant désormais étrangers dans le monde, et sans aucune chance d’y faire leur chemin, tous ces jeunes gens découvraient avec désespoir qu’il n’y avait ni talent ni courage qui puissent jamais suffire à les y faire admettre. Puisque rien ne dépendait d’eux, ils inventèrent quelques nouvelle image de la conscience malheureuse en se persuadant d’être indépendants de tout. Enfermés dans le monde de leur représentation, ils s’y dérobaient à la réalité en se donnant l’image de rois en exil… », Nicolas Grimaldi.
Une idée de qui on parle ? Des émeutiers ? Et ben non. Pas du tout. Rien à voir. Ces lignes nous parlent du dandysme, un genre de snob qui a le melon. Il s’agit d’un bout de texte tiré d’un essai, Les théorèmes du moi (page 74), pondu par un des rares philosophes qui philosophe encore, les autres n’ont plus le temps.
Le dandy n’a rien à voir avec l’émeutier, à priori. Pourtant ce texte semble pouvoir s’adresser aux deux. Comme si le même doigt pointait deux sujets différents. Ce texte serait – il ambigu ? Pas du tout. C’est nous qui sommes tordus. Nous sommes capables d’accuser deux sujets différents à partir d’une même preuve. L’auteur du texte avait trouvé son coupable, le dandy. Nous avons trouvé le notre, l’émeutier. Et tout cela à partir de la même preuve : le texte de l’auteur.
La faute à qui ? La faute à l’autre, au contexte. Ce contexte qui fait qu’un jour le blanc c’est noir, ou l’inverse. Les phrases du texte relues aujourd’hui pointent du doigt l’émeutier, parce que le sens du texte est câblé sur l’actualité récente. C’est le genre de bizarrerie dont raffolent les amateurs de logique ou du langage. Comme si ce qui était montré du doigt (le dandy ou l’émeutier) n’était pas résumé parfaitement par le doigt (le texte de l’auteur). Comme si l’idiot était vraiment un idiot à ne regarder que le doigt du sage, plutôt que la lune vers laquelle pointe le doigt, comme le dit le proverbe.
L’inverse est d’ailleurs possible. Parfois, ce n’est plus le doigt qui désigne deux fois, mais ce qui est désigné qui est pointé par deux doigts. L’exemple le plus connu est celui proposé par le logicien Frege : « l’étoile du matin est un corps illuminé par le soleil » et « l’étoile du soir est un corps illuminé par le soleil » sont deux expressions différentes, mais elles désignent la même planète Vénus. Le logicien dira que ces deux expressions n’ont pas le même sens, mais la même dénotation. Dans notre cas c’est donc l’inverse qui se produit. Il y a un seul sens (le texte de l’auteur) pour deux dénotations (le dandy ou l’émeutier).
Quel rapport avec la choucroute ? Aucun
Ce pet d’encre un peu long n’apporte pour l’instant aucun éclairage sur les évènements sidérants qui viennent de se produire. Et il n’en apportera pas. Car c’est exactement l’objectif de cet article. Il ne cherche pas à percer le mystère, à voir derrière le miroir, à faire parler le fantôme de la transparence. Cet article propose de rester bouche bée, de laisser le temps au corps d’apprécier la douleur, puis d’écouter : « une cicatrice écoute plus qu’une oreille », Metin Arditi.
Cet article est prisonnier de l’instant, comme tout le monde. Il fait alors le pari de la cécité, comme s’il était encore trop tôt pour distinguer « les murs de sa prison », Jean Yves Girard. Plutôt que de torturer les faits, de leur faire dire ce qu’ils ne savent pas, cet article propose de les laisser mijoter un peu. De remuer délicatement, afin que la pensée se même intelligemment avec le fait, que les expressions employées par les bavards recouvrent harmonieusement les faits désignés, tel le Cratyle de Platon, que ce qui est dit se marie le plus fidèlement possible avec ce dont on parle. Sinon ?
Le risque est de manquer de distance, de tomber dans le piège tendu par l’image, celle qui veut des mots le plus vite possible afin de l’habiller de sens. On se retrouve alors dans le même type d’écueil que celui de la pipe de Magritte : « Ceci n’est pas une pipe ». Ce n’est qu’au bout de quelques nœuds aux cerveaux qu’on arrive à saisir la nuance entre ce dont on parle et ce qui est dit. Mais, il faut toujours rester vigilant. Car le trouble reste tapi dans l’ombre des préjugés ou autres biais, en témoigne encore et toujours un autre passage de l’essai de Nicolas Grimaldi (page 84), qui n’est donc pas adressé à l’émeutier, mais au dandy…
« Les termes du problème sont à chaque fois les mêmes. Une bonne idée de la vie, tous les chemins de l’avenir bouchés, et quel que soit notre volonté, jamais l’assurance de ne pas parvenir au pire en s’étant sacrifié au meilleur. »