« Tu as sorti la poubelle ? »… « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »… Deux questions au statut bien différent. Pourtant, ces deux questions ont un point commun. Elles attendent une réponse. Car on n’imagine pas poser une question sans attendre une réponse. Question – réponse, un couple qui dure depuis tellement longtemps, mais qui a su évoluer avec son époque. Ainsi, le « comment trouver à manger ? » est devenu le « comment payer le loyer ? ».
En vérité, cette résilience du couple question - réponse aux vicissitudes de la vie cache un terrible secret. Car ce couple est bancal, depuis le début. Nous avons affaire à une relation toxique, malsaine, entre deux tempéraments opposés mais forcés de cohabiter. Une relation déséquilibrée où la question perverse et narcissique harcelle une réponse maladroite et hésitante. Certes, tout n’a pas été si noir. Il y eut bien quelques moments de félicité, des moments où la réponse crut même qu’elle prenait le dessus sur la question. Et je ne parle pas que d’avancées scientifiques, il y eut aussi des réponses artistiques littéraires ou musicales convaincantes à l’absurdité de la vie. Mais dans l’ensemble, la réponse a toujours été le maillon faible de la relation. Le plus souvent sur la défensive, elle restait en tension afin d’opposer quelque résistance à la question imprévue. Et parfois le découragement, le silence, l’absence de réponse face à la question de trop : « Et tu comptes faire comment pour t’en sortir ? ».
Sauf que cela est maintenant terminé. Car nous entrons dans une nouvelle ère, une ère où le mystère, l’énigme, l’inconnu, font place à la certitude, la solution, à ce qui se cache sous la jupe d’Isis. La réponse va enfin vivre son moment, et la question n’aura qu’à bien se tenir. Il est venu le temps de pouvoir répondre à tout, de croire au fantôme de la transparence, grâce à l’IA, au politique, et à l’économisme.
Les réponses de l’IA
Les IA conversationnelles ont certainement des défauts, des biais, des limites (Apple 2025). Mais elles ont une qualité majeure qui l’emporte sur tout le reste. Elles créent l’illusion de pouvoir répondre à tout. Et il ne faut surtout pas sous – estimer cette qualité. Car on n’imagine pas à quel point une réponse vous apaise. Imaginez un monde de questions, mais sans aucune réponse possible ? Vous seriez constamment à l’affut, en danger permanent, car sans moyen de savoir si votre défense sera la bonne réponse. Et maintenant imaginez un monde où les réponses sont toutes déjà là, prêtes à être saisies, « comme des saucisses pendues au plafond » pour reprendre l’expression du logicien fantastique Jean Yves Girard. Dans ce monde là, la vie n’est plus qu’un long fleuve tranquille. Toutes les questions ont une réponse. Il y a même des réponses pour les questions qu’on n’a pas posées. Comme si le couple question – réponse n’était finalement qu’une pièce à deux faces ; il suffit de retourner le côté question pour avoir le côté réponse. Et si parfois la réponse n’est pas tout à fait la même ? Ce n’est pas bien grave. Si la réponse change en fonction de la tête du client ? L’illusion opère toujours. Oui mais si la réponse est absurde ? Carrément fausse ? Un peu gênant, certes, mais l’important c’est quand même d’avoir une réponse, rapide étayée. L’IA a tout compris. L’illusion de la réponse cachée derrière le voile de l’ignorance, prête à être saisie en quelques clics fonctionne à merveille.
Les réponses du politique
Il faut commencer par une exception. Il s’agit des régimes totalitaires. Ceux là n’ont pas de problème de réponse à donner, puisqu’ils interdisent les questions à poser. Efficace. Récuser est bien moins fatiguant que réfuter. On ne perd pas de temps à produire des contre – arguments. Et puis, il y a les régimes autoritaires, un cran en dessous, mais pas mal dans l’air du temps. Tous ces régimes autoritaires ont un point commun, la suffisance de leurs réponses. Face à des problèmes réputés insolubles charriant des considérations multiples, les réponses des régimes autoritaires sont d’une simplicité confondante, et d’une violence exaltée. « Tout le monde voit bien que le problème vient de là, et qu’il faut le résoudre comme cela ». C’est alors que l’occasion fait le larron. L’occasion c’est la crise économique, sociale, politique, morale, qui rendent les solutions abjectes plus faciles à entendre, et les âmes décharnées plus faciles à corrompre. Le larron c’est le parti supposé autoritaire, qui n’attend que les urnes pour prendre légitimement le pouvoir. L’illusion de la réponse à tout fonctionne alors à merveille. La réponse qui rase tout sur son passage, qui rase gratis surtout.
Les réponses de l’économisme
L’économie nous explique le monde en reprenant les codes du couple question – réponse. La question est le déséquilibre offre – demande. La réponse est le prix. Si l’offre est inférieure à la demande, c’est que le prix est trop faible. Voilà pour le software. Quant au hardware, il est secondaire. Vous pouvez considérer l’offre et la demande de patates, d’armes, de travail, ou de Bitcoins (car je n’oublie pas la finance). Ca marche aussi bien. Les déséquilibres s’ajustent naturellement par les prix, à condition de laisser la nature économique opérer tranquillement, sans frottements (en économie, les frottements sont les interventions des Banques centrales ou des gouvernements). Cas pratique : trop de chômage ? Laissons les salaires (réels) s’ajuster à la baisse, et les entreprises embaucheront de nouveau. Cette manifestation d’un ordre naturel a été immortalisée par quelques expressions restées dans l’inconscient collectif de l’Homo economicus : main invisible, ordre spontané, abeille de Mandeville, ou ruse de la raison économique. Quant à la finance, disons qu’elle va jusqu’au bout de la logique économique, en proposant de résoudre des déséquilibres fantasmés dans la seule tête de l’investisseur. Après tout pourquoi pas, si la réponse par les prix fonctionne aussi. Mais il y a pire que l’économie. C’est l’économisme. Attention, on change de paradigme, on épure le logiciel, il s’agit de réduire le nombre de paramètres, d’objectiver, de calculer, de converger vers le point fixe. L’économisme voit le monde en valeur, les problèmes à résoudre en pertes et profits, le monde idéal en monde optimal, il calcule le prix d’une vie en imaginant la contribution au PIB du reste à vivre d’un individu, il calcule aussi le prix d’une planète et n’écarte pas la possibilité que le coût d’une transition énergétique soit trop élevé par rapport aux bénéfices escomptés. L’économisme a réponse à tout. Il en a même plusieurs. A nous de choisir celle qui nous convient.
La réponse à la question
Nous avons toujours cherché des réponses aux questions. Pourquoi ? Je ne sais pas. Nous aurions pu nous contenter de poser des questions, sans chercher à y répondre. Mais non. Il a fallu qu’on cherche. Alors on a cherché. Et on a tellement cherché, qu’on a finit par trouver quelques réponses. Maladroites, hésitantes, fausses parfois. Mais des réponses quand même. Il n’en fallut pas davantage pour qu’on y croit. Croire que nous finirions par répondre à toutes les questions. Heureusement vinrent alors les questions à la con qui nous remirent un peu à notre place. Une question à la con typique c’est par exemple : « c’est par où le sens de la vie ? ». Là, on s’est dit qu’on aurait quand même un peu de mal à trouver une réponse. Mais le coup fatal fut donné plus tard, au siècle dernier. Avec l’apparition de résultats négatifs qui prouvent qu’on ne peut pas prouver. Autrement dit, on peut prouver que parfois une question n’a pas de réponse… C’est à partir de ce moment là que notre melon commença à dégonfler un peu. Sauf que tout cela est déjà de l’histoire ancienne, et nous retombons aujourd’hui dans nos travers primaires. L’IA, le politique, l’économisme nous proposent des réponses toutes faites à tout nos problèmes. Nous n’avons même plus besoin de nous poser des questions, les réponses sont déjà là.