
« Attendu que la poule est un animal anodin et stupide, au point que nul n'est encore parvenu à le dresser, pas même un cirque chinois ; que son voisinage comporte beaucoup de silence, quelques tendres gloussements et des caquètements qui vont du joyeux (ponte d'un œuf) au serein (dégustation d'un ver de terre) en passant par l'affolé (vue d'un renard) ; que ce paisible voisinage n'a jamais incommodé que ceux qui, pour d'autres motifs, nourrissent du courroux à l'égard des propriétaires de ces gallinacés; la cour ne jugera pas que le bateau importune le marin, la farine le boulanger, le violon le chef d'orchestre, et la poule un habitant du lieu-dit La Rochette, village de Salledes ».
Extrait d’un arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour d'appel de Riom du 7 septembre 1995.
Il en va de la poule comme de l’usine à déchets, de la centrale nucléaire, de la prison, ou de la salle de shoot. On en veut bien, il en faut bien, mais loin, très loin. On veut le traitement sans les nuisances. On veut régler le problème à distance. On veut bien que ces choses se fassent, mais ailleurs. Après tout pourquoi pas. Si on peut avoir la solution sans le problème c’est quand même mieux. Si on peut avoir le beurre, l’argent du beurre, la crémière et ses sœurs, on ne voit pas trop pourquoi on s’en priverait. C’est dans l’ordre des choses que d’exiger ce qu’il y a de meilleur, pour soi. Il est vrai que la poule fait du bruit, et il est vrai que le bruit peut gêner. On veut bien manger ses œufs, mais quel besoin a-t-elle de gueuler si fort ?
Le vaccin anti-Covid aussi a un côté poule. On a pu insister sur ses inconvénients plutôt que ses avantages. On a pu lui reprocher d’être moins nécessaire que mortifère. On a même dit qu’il était inconcevable qu’en 2021, un vaccin risque encore de provoquer quelque désagrément, réaction indésirable, maux de tête, fatigue, ou picotement. Il fut dit que c’était trop, il fut même dit que c’était un complot des labos, et l’on osa parfois penser qu’à tout prendre on lui préférerait le virus. Il fut dit tout cela, et il faut dire qu’on l’entend encore. Sommes nous encore dans le doute raisonnable ? J’ai bien ma petite idée, mais je botterai lâchement en touche. Car ce qui m’intéresse, c’est tout autre chose. En effet, cet épisode Covid révèle quelque chose de bien plus profond : notre aptitude extraordinaire à la démesure.
La fièvre de l’Homme pléonexe
Certes, ce n’est pas l’arrive du virus et du vaccin qui nous apprend quelque chose sur notre vraie nature. Nous sommes des êtres excessifs, et c’est tant mieux. Après tout, c’est bien la seule chose qui permettra de nous différencier demain de nos amis les automates. Mais même dans la démesure, il y a des degrés, et aujourd’hui on peut dire qu’on affole le mercure. Nous sommes animés d’un profond besoin de jouir, de tout, partout, tout le temps. Un besoin de jouir qui va donc au-delà du simple désir pour Albertine (Proust : À la recherche du temps perdu), du banal besoin de maximiser son utilité (Bentham), ou du juste nécessaire pour survivre (Striatum de Cro-Magnon). Evidemment, je n’invente rien et tout a déjà été dit sur le sujet (L’Homme sans gravité par exemple, pour jouir), et depuis bien longtemps déjà (Platon : livre V) . Sauf qu’à l’époque on ne croyait pas si bien dire.
Nous voulons tout. Non, en fait nous ne voulons pas tout. Nous voulons juste ce qu’il y a de mieux dans le tout. Le reste ne nous intéresse pas. Nous sommes bien au-delà de la gourmandise. Et ne sous-estimez pas la chose. Il ne s’agit pas du banal cliché de l’Homo télétravaillus sur son canapé armé de son café, prêt à cliquer sur sa tablette, pour avoir l’objet du désir dans ses mains, livré presque avant qu’il ne le commande. En vérité, nous sommes bien au-delà du consommateur repu. Ce que nous voulons désormais, c’est assister au désastre en spectateur, sans craindre que les flammes nous brulent, que la crise climatique nous empêche de faire le plein d’essence, que les crises économiques nous empêchent de remplir nos frigidaires, que les virus nous rendent malades, que les vaccins nous fassent passer une sale nuit, etc... Evidemment, à force de vouloir, on finit par y croire, et l’on adhère sans sourciller à tout un tas de religions bizarres, telle que le « quoi qu’il en coûte ad libitum », un genre d’assurance XXL capable de vous protéger contre la fin du monde ou l’arrivée des extraterrestres, et qui se finance par une opération du saint esprit : une dette qu’on remboursera quand on en aura envie, ou pas (je crois qu’on appelle cela un don).
Les œufs de la poule sans le bruit de la poule, voilà seulement ce que nous désirons. Pas grand-chose en fait. Mais l’histoire de la poule n’est donc qu’une illustration récréative du mal qui nous gangrène. « À l’instar du pléonasme, qui désigne le mot en plus, c’est-à-dire en trop, la pléonexie signale le fait d’avoir plus, de vouloir avoir toujours plus », Dany Robert Dufour. Car « ceux qui ont aujourd’hui le plus convoitent le double », comme l’avait déjà remarqué il y a fort longtemps le poète Théognis de Megare.