karl eychenne (avatar)

karl eychenne

Bocal à mouches

Abonné·e de Mediapart

165 Billets

0 Édition

Billet de blog 16 octobre 2023

karl eychenne (avatar)

karl eychenne

Bocal à mouches

Abonné·e de Mediapart

Du mésusage du monde

J’ai beau tendre l’oreille, je n’entends pas la Fiat Topolino de Nicolas Bouvier. Rien de bien surprenant, son « usage du monde » a mal vieilli. Il faut dire qu’on ne l’a pas aidé. On a même complètement foiré. Qu’allons - nous faire d'un monde brisé ?

karl eychenne (avatar)

karl eychenne

Bocal à mouches

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On est toujours embêté quand quelque chose se brise. Avec la casse ou la panne, au moins c’est clair : hors d’usage. Mais la brisure est difficile à cerner, elle n’interdit pas l’usage ni en droit, ni en fait. On peut très bien utiliser un objet brisé, et il peut très bien fonctionner. Mais ne tournez pas le dos à la brisure. La brisure est une douleur tue, mais pas morte. La brisure prolonge un cri, mais qui ne sourd pas de l’objet. La brisure attend le bon moment. L’objet brisé est coupable avant que d’avoir commis. Alors imaginez un monde brisé.

L’homme est capable de faire ce qu’il est incapable d’imaginer

René Char. 

De l’usage du monde d’avant

Pourtant, au départ, j’y ai cru. Je ferme les yeux un instant, et je relis ces pages du journaliste XXL Nicolas Bouvier, l’instinct de l’instant, l’incertain en bandoulière, exigeant du monde qu’il le délivre du quotidien. L’inconscience exubérante d’un journaliste du monde des hommes, et de tout ce qu’il charrie d’improbable, d’étranger, d’exécrable, d’unique, d’extraordinaire, extravagant, monstrueux. Il prend tout, l’ami. La vie fera le tri.

C’était ça l’usage du monde de Nicolas Bouvier. Pourtant, il n’était pas dupe. Il ne faisait preuve d’aucune méconnaissance de la condition humaine, et de ses situations inconfortables dans lesquelles les circonstances parfois vous exposent : «… jusqu’à l’instant où six bâtons se lèvent rapidement au dessus d’une tête. Et tout ce qu’on a pu penser de la fraternité des peuples ne les empêche pas de tomber. » Aujourd’hui, la page est tournée. Les motivations des protagonistes relèvent bien moins du pécunier ou de la beuverie. Ce sont d’autres motivations 

Nous voudrions ne pas porter de haine,

Bien que l’orage étourdisse les graines

Philippe Jaccottet

Il était aussi bien conscient que son tempérament maquillait la réalité, la rendait désirable, pas belle ni heureuse, mais désirable. D’ailleurs, il suffisait qu’il baisse la garde, sous l’emprise de la fatigue ou des mauvais jours, pour que la réalité soit délivrée de ses ornements et lui montre sa vraie gueule de bois. « Je me retrouve ainsi diminué, alors la ville m’attaque. C’est très soudain… Tout ce que la ville peut avoir d’informe, de nauséabond, de perfide apparait avec une acuité de cauchemar… jusqu’aux tripes mauves de la boucherie qui ont l’air d’appeler au secours comme si la viande pouvait mourir deux fois ». En un sens, nous en sommes là aussi, mais en continu désormais. 

 Nous avons oublié que le rêve ne peut devenir possible,

Que si nous empêchons le cauchemar d’arriver

Anonyme

Enfin, l’aventurier savait entendre et écouter. Il savait se faire violence à la table endiablée pour supporter les chants, ragots, ou croyances venues d’un autre âge. Aujourd’hui, nous avons décrété que la musique du monde était inaudible. Il faut dire que nous avons les tympans fragiles, peut - être le vacarme incessant de l’absurde. La mélodie d’ailleurs nous irrite, et nous préférons alors nous boucher les oreilles. Cela produit un effet pervers puisque les cris ou appels de détresse produisent le même effet que les plus belles mélodies : aucun effet.

La sonnerie des cloches du silence

Ermann Broch   

Espoir, es tu là ?

L'oppresseur et l’opprimé savent tout l’un de l’autre. Il doit donc bien exister un chemin qui mène de l’un à l’autre. Epicure et d’autres, ont ainsi relevé cet axiome inéliminable nécessaire à tout désaccord entre les parties : « Si je peux être en désaccord avec toi, c’est d’abord parce que je te comprends… ». Avant que d’être en désaccord avec son pire ennemi, il faut d’abord parler le même langage, ce qui est le premier signe d’espoir. Mais un monde brisé a bien du mal avec les langues étrangères, peut être parce qu’il ne les pratique plus depuis un moment, ou les considère comme des langues mortes.   

Un homme sans espoir, et conscient de l’être, n’appartient plus à l’avenir.

Camus

https://karleychenne.blogspot.com/

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.