La vie est courte. Mais les vieux vivent si longtemps. Pourquoi le vieux vieillit - il éternellement ? Ne voit – il pas que les jeunes étouffent et commencent à vieillir à leur tour ? Bien sûr qu’il voit, car il voit encore le vieux bougre. Mais il s’en moque. Têtu comme un vieille bourrique, il ne lâche rien. Il croit qu’il a encore quelque chose à faire ici. Il pense même que s’il est recalé, ce n’est pas rédhibitoire, il fera mieux la prochaine fois. Il ne comprend pas le second degré d’un « revenez quand vous serez plus jeune ».
Alors puisqu’il ne veut pas quitter les lieux, c’est « nous » qui allons partir. « Nous » allons le laisser là, seul avec son arrêt maladie longue durée, sa rupture conventionnelle, son départ à la retraite anticipé, ses antidépresseurs rouges, ses somnifères bleus, et bientôt ses couches, son déambulateur, son respirateur. Enfin, « nous » ferons en sorte de ne pas le réveiller de sa dernière sieste.
Qui est « nous » ? Pas moi, c’est clair.
Je ne suis pas « nous ». Je ne fais pas partie de l’ensemble des ensembles qui ne s’appartiennent plus. Mais j’avais envie de prolonger le trait, juste pour voir. Le trait qui part du point clivant et qui va au point aveugle : la cataracte sociale du vieux. Il suffit de suivre la ligne tracée sur la feuille de route. Toutes les conditions suffisantes à la chienlit de papi - mamie sont déjà présentes. Nul besoin de convoquer l’imaginaire, le réel suffit. Le vieux est promis à un avenir social funeste, indubitablement. Une oraison qui s’adresse aussi bien au vieux déclaré « vieux » par inaptitude à l’exercice économique, qu’au vieux ayant déjà un pieds dans la tombe mais refusant obstinément de passer le second.
La faute à la technoscience ? Est - ce la technoscience qui rend allergique au vieux ? Peut – être, un peu, mais le compte n’y est pas. La technoscience n’a pas que des défauts. Elle a bien des idées pour résoudre les problèmes du vieux. Elle lui propose de vivre plus vieux encore, de repousser d’un cran le dernier instant. Hélas, la technoscience ne permet pas encore au vieux de vivre plus jeune. Triton s’est – il fait prendre pour un con ? Pas sûr. C’est juste que les progrès d’un jour sont parfois pris pour une promesse de progrès plus grands encore. L’immortalité en bonne santé, ce n’est pas encore à l’ordre du jour. Nous sommes dupés par notre propre ambition. La technoscience serait donc bouc émissarisée injustement (?)… tout doux. Néanmoins, il ne semble pas que la technoscience soit le principal adjuvant à la phobie du vieux.
La faute à la pensée
« Le vieux c’est le jeune en moins, il va moins vite, il est moins intéressant, il est moins rentable, il est moins marrant, il est moins… ». Admettons. Et alors ? Où est le problème ? Depuis quand on pend les moins ? On ne va quand même pas en vouloir au vieux de ne plus être jeune. Par contre, on peut en vouloir aux gars qui ont fait en sorte qu’une telle lecture soit possible. Une lecture qui rend le récit d’une existence de moins en moins intéressant au fil des pages, et vous invite presque à refermer le bouquin avant la fin. Parce que la fin n’est pas jugée digne d’intérêt, parce qu’elle est connue d’avance, parce qu’on a autre chose à faire, ou qu’importe la raison invoquée. La fin ne « nous » intéresse plus.
Nous avons crée un système de pensée qui produit le péché de vieillir. Le vieux se voit ainsi gratifié d’une double peine : mourir bientôt, et mourir déjà. Mourir socialement avant que de mourir physiquement. Mourir avant que de mourir en quelque sorte.
Nous avons crée un système de pensée qui assigne le vieux à résidence, chez lui ou chez les autres, mais dans tous les cas à distance, hors de portée de vue. Il a juste à cliquer si besoin, et nous prendrons acte si nous estimons le besoin nécessaire à satisfaire.
Nous avons crée un système de pensée affublant le vieux de certaines propriétés hostiles au bien vivre ensemble. Des propriétés méphitiques qui ajoutent au ressentiment le dégoût. Des propriétés numériques qui donnent du cœur à la charge financière. Des propriétés dont le vieux ne peut se défaire autrement que par sa fin d’exercice.
Nous avons crée un système de pensée axiomatisant la survie économique, et prouvant par l’absurde que le vieux ne pouvait plus exister. Aucune doute possible, la théorie est formelle, et ne se laisse pas distraire par le bon sens ou la morale : le vieux ne peut pas faire partie du système, sous peine d’incohérence.
Tout serait plus simple si les vieux avaient toujours été vieux, et les jeunes toujours jeunes. Les deux peuples ne pouvant pas se blairer, auraient bien fini par se mettre sur la gueule, et on en parlerait plus. Mais c’est plus tordu que cela. Car le vieux est un jeune rétroactif, et le jeune est un vieux putatif. Autrement dit, le jeune n’est pas complètement débile, il a bien réalisé qu’un jour il passerait dans l’autre camps. Plutôt que d’imposer le divorce, le jeune n’a pas trouvé mieux que de faire chambre à part. Jusqu’ à quand ?
Nous sommes toujours en scène et traversons le temps. Non point seulement parce que notre hypostase reste en vie, mais parce que nous nous retenons de mourir. Stéphane Chauvier