Si l’on tend l’oreille, il est possible d’entendre ce genre de choses : « les sciences économiques ont la belle vie. Elles peuvent dire des choses qui n’ont pas besoin de se produire. Aucun tour de passe – passe dans cette histoire, c’est juste que parfois les faits ne font pas ce que les sciences économiques leur disent de faire, et c’est pas bien. Parce que les faits sont têtus, mal élevés, ou qu’ils sont sourds. Bref, les sciences économiques peuvent dire une chose, et les faits dire ce qu’ils veulent. Mais les sciences économiques ne sont pas sectaires, elles tolèrent que le réel ait un avis contraire… ».
Aucun mauvais esprit dans ces mots, juste une tentative de comprendre le statut très particulier dont semblent bénéficier les sciences économiques dans le monde de la recherche académique et des médias en général. Comment expliquer une telle fascination à la lecture ou l’écoute de l’oracle, alors que ce dernier ne semble manifestement pas en capacité de guérir ou prévoir les crises ou les maux qui font notre quotidien ? Rares sont les « activités de recherche » pouvant prétendre à un tel statut. A ma connaissance, seuls le marabout, le rebouteux, le nécromant font partie du club. Peut être que l’économiste devrait réclamer sa carte d’adhérant, puisqu’il y a droit.
Passé la caricature, précisons que le statut des sciences économiques a toujours été ambigu : science ou comptine ? On y raconte des choses qui font écho à notre capacité de raisonner, de ressentir, d’anticiper, des choses qui nous parlent en quelque sorte. Mais allez savoir pourquoi, les sciences économiques ont toujours paru suspectes, elles ont un air qui ne revient pas aux autres sciences. Ainsi, le scientifique ex - economicus fait la moue lorsqu’il entend qu’un économiste a été récompensé d’un Nobel. D’ailleurs même Nobel évita le sujet puisque l’économie ne fut pas initialement retenue dans sa liste testamentaire comme activité de recherche nobélisable.
Malgré cette interrogation originelle sur le statut des sciences économiques, on assistera à un foisonnement de théories plus ou moins formelles empruntant sans complexes aux mathématiciens, logiciens, et physiciens des outils particulièrement performants dans leur domaine respectif, et potentiellement en économie. Certains ironiseront sur un idiotisme de métier. D’autre loueront la générativité des outils utilisés. Quelles que soient les religions pratiquées, l’objectif sera le même : produire des modèles, théories, ou histoires capables de rendre compte des principaux faits stylisés.
Mais il est bon parfois de prendre le temps de se retourner, et de voir si l’on a avancé, ou pas. A vrai dire, une telle démarche est même nécessaire dans le domaine des sciences économiques, tant la débauche d’énergie est conséquente et les résultats proposés nombreux. On appelle cela un devoir d’inventaire.
Ce devoir d’inventaire prendra ici la forme de 3 questions – réponses très générales :
Existe-t-il des lois en économie ?
A part la loi du plus fort, je ne vois pas. Un peu chiche, mais je ne crois pas qu’il existe une seule idée, percée, de quelque grand penseur économiste qui puisse postuler au titre de loi. Il y a bien des heuristiques, des bouts de ficelles de la pensée (loi de l’offre et de la demande…), mais rien qui ne résiste à l’épreuve du temps et au tribunal de l’expérience. On a beau emprunter les outils du physicien, mathématicien, ou logicien, pour sonder la matière économique, il n’y aucune trace d’une quelconque loi de la nature économiquee. Certains pensent que le couple big data – machine learning pourra creuser plus profond, et peut être percer quelques mystères. Le fantasme ou fantôme de la transparence est une maladie assez courante et très contagieuse chez les économistes.
Les théories économiques sont - elles testables ? Réfutables ?
Il s’agit probablement de la question la plus débattue, alors qu’il n’y a finalement pas grand-chose à en dire. En théorie, les théories économiques ne sont pas testables mais réfutables. En pratique, il arrive qu’elles ne soient même pas réfutables (Karl Marx relu par Karl Popper). On aimerait bien pouvoir déduire qu’une théorie est « vraie », mais lorsqu’il s’agit d’investiguer le réel, on ne déduit rien, on induit : on fait des expériences. Or, jusqu’à preuve du contraire, il semble impossible de tester tous les cas possibles pour établir qu’une théorie résistera. Quand au réfutable, on ne comprend pas toujours très bien la nuance avec testable ; c’est juste une approche plus conservatrice. On ne peut peut-être pas prouver qu’une théorie est « vraie », par contre on peut toujours prouver qu’elle est « fausse » : il suffit de trouver un seul contre – exemple. Ainsi naquit la preuve par l’absurde, qui ne dit pas que vous avez raison (à moins que vous ne supposiez le tiers – exclu comme hypothèse), mais qui dit que vous avez tort.
Les théories sont – elles « réalistes » ?
Cette question est un peu un gloubli - boulga de querelles philosophico – économico – logiques. Imaginons que je trouve une théorie qui arrive plutôt bien à expliquer l’âge du capitaine et qui ne semble pas être mise en défaut. Est-ce à dire que cette théorie est vraiment celle utilisée par le grand horloger pour écrire le monde ? Que même en fermant les yeux, cette théorie existe quand même ? Les « réalistes » disent oui, les « nominalistes » disent non, et Milton Friedman dit « on s’en moque… ce qui compte c’est de trouver une théorie qui prédit les faits ». Problème, aucun moyen de mettre tous ces gens d’accord, puisqu’il n’existe pas à ce jour de théorie économique qui ait su traversé toutes les controverses et autres kairos de l’Histoire économique. Cela dit, on pourrait dire la même chose des sciences physiques ou biologiques, qui avancent à coup de révolution. Sauf qu’en ce qui concerne les sciences économiques, il ne semble pas que les nouvelles théories proposées (une pensée pour la croissance endogène) aient été annonciatrices d’un monde nouveau, plutôt une autre manière de voir le monde, on change de lunettes en quelques sortes. Certes, mieux vaut une bougie que maudire l’obscurité, comme dirait l’autre.
Ce devoir d’inventaire ne lève donc aucun mystère. On a pas davantage avancé quand on a fait le tri. Mais peut - être s’évite t’on alors de reculer davantage.
« On a dressé un homme comme un animal… un géomètre a appris à faire les démonstrations, les calculs les plus difficiles, comme un singe à ôter ou mettre son chameau », Julien de La Mettrie - L’Homme machine