La finance est dans nos gênes. Nous sommes faits de la même matière que nos monnaies : la valeur. Nous éprouvons le réel et l’horizon à l’aune de nos crédits et débits. « J’achète donc je suis », « être ou ne pas être à découvert, telle est la question », « ce dont on ne peut rien dire, il faut le vendre »… Ainsi s’exprimait l’Homme de la finance, qui n’éprouve aucune retenue à recycler les aphorismes, tant que c'est gratuit.
Il ne faut pas se demander comment nous avons pu en arriver en arriver là. Les choses arrivent le plus souvent faute d’avoir rencontré un obstacle qui les devient de leur trajectoire. Par défaut, nous sommes condamnés à obéir à Galilée : le principe d’inertie pour les corps qui ne sont soumis à aucune force (indignation) particulière. Ainsi nous errons, puisque rien ne s’y oppose.
Pourtant, ce n’est pas ce qui était écrit au départ. Il y avait une attente. Presque une promesse que fit la finance à l’Homme rêvant d’un monde meilleur. Et il n’y a rien de pire que l’attente déçue, la promesse non tenue. Si la finance n’avait rien dit, on ne lui en tiendrait probablement pas rigueur. Mais quand on vend du rêve, il ne faut pas se plaindre de devoir rendre des comptes au réel.
Ce que la finance aurait pu
La finance aurait pu nous rendre la vie plus facile. L’hostilité du monde semblait une forteresse imprenable, le risque sauvage tellement difficile à apprivoiser. Comment l’Homme allait – il pouvoir survivre aussi longtemps ? Résister au présent ne suffisait pas. Il fallait pouvoir imaginer demain. Dresser un inventaire des possibles, choisir parmi ceux les plus désirables, mobiliser alors les ressources nécessaires pour que chacun puisse tendre vers un monde meilleur, ou plutôt l’idée qu’il s’en faisait. Pour toutes ces raisons, la finance semblait un outil pratique, utile, efficace. La finance apparaissait comme un sas entre l’impossible et le « pourquoi pas ». Un pont entre l’idée et le projet. Voire le pont – levis de René Char permettant à des Hommes aux préférences divergentes d’imaginer un langage commun, la finance, afin de produire les conditions favorables à l’échange de bons procédés. Raté.
La finance aurait pu nous rendre la vie plus compréhensible. Les achats, les ventes, les profits, les faillites, les embauches, les licenciements, les cycles économiques, les exubérances des marchés. Toute ces faits sont – ils intelligibles ? Oui, nécessairement, pensa la finance. Car les faits qui ne sont pas intelligibles ne peuvent pas se produire. Ils sont récusés d’office par un axiome qui résume tous les autres : « si tu as le choix entre 1 pack de bières et 2 packs de bières, pour le même prix, tu choisiras toujours les 2 packs de bières ». Inutile de préciser que ce qui fonctionne pour le pack de bières, fonctionne aussi pour le paquet de cigarette, le café, le PQ. Parmi tous les faits possibles, seuls les faits rationnels devaient être observés. Comme si l’irrationnel était inhibé par la finance, bouté sur le bas côté par le bon sens de l’Homo economicus. Encore raté.
Enfin, la finance aurait pu nous rendre la vie plus stimulante. Au départ, il fut pensé que la page blanche de l’Homme de la finance était probablement le symptôme d’une profonde inspiration, devant tôt ou tard accoucher d’un chef d’œuvre. Il ne fut pas loin d’avoir le dernier mot, puisque l’Homo economicus qui jaillît alors des coups de massette du sculpteur semblait bien le délivrer d’un certain obscurantisme, comme s’il était là depuis le départ. Mais en vérité, la finance académique était juste en train de sculpter l’homo economicus à l’image de celui qu’elle imaginait, victime d’une forme d’idiotisme de métier. L’homo economicus était un peu la fleur de Mallarmé dans « Crise des vers », l’idée même de l’Homme parfait, mais absente de tous les bouquets car elle / il n’existe pas. Dès le départ on aurait dû se méfier : « l’œuvre d’art est une idée qu’on exagère », André Gide. Toujours raté.
Rater n’est pas une tare, à condition d’en tirer des leçons. La finance a beaucoup d’ambition, mais elle reste à ce jour inachevée, voire égarée. Il lui reste à « dompter par les vigueurs de la preuve les impatiences de l’intuition ». Claude Hagège.