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La probabilité de mourir est de 100 % dit – on. Il est vrai que tous ceux qui ont tenté l’expérience de la vie ont fini par mourir un jour. Tous morts, les uns après les autres. Des inconnus, des célébrités, des connaissances, des proches. Tous, c’est-à-dire à peu près 100 milliards de personnes si l’on en croit les gens qui calculent ces choses là. Pourtant certains n’arrivent pas à se faire à l’idée qu’ils sont concernés par cette affaire.
« L’homme ne peut même pas être certain de sa mort », Pline l’ancien
Ce doute n’est pas ridicule. Il ne s’agit pas d’un recul absurde de la raison face au vertige du vide. Nous avons affaire à un véritable point aveugle de la logique. Une logique qui bute sur l’impossibilité de faire l’expérience de sa propre mort. Il faut dire que la tentative la plus aboutie à ce jour relève du pur fantasme. En effet, je dois d’abord me fantasmer semblable au commun des mortels, et alors seulement je pourrai en déduire que je finirai comme eux, assassiné par le plus tragique des syllogismes :
« Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel »
Raisonnement à priori imparable. On déduit la mortalité de Socrate en supposant que les 2 prémisses sont vraies. C’est-à-dire que tous les hommes sont mortels, et que Socrate est un homme. Socrate est - il un homme ? A priori oui. Tous les hommes sont - ils mortels ? A priori j’en sais rien, puisque c’est justement la question qui est posée. Donc finalement, on n’a pas bien avancé. Pour que je puisse mourir comme les autres, encore eut – il fallu que je sois comme les autres. Je veux bien croire que c'est le cas, mais le croire ne suffit pas.
Bug morbide
Alors reformulons la question. Tous les hommes sont – ils mortels, je veux dire les autres et moi ? Ou bien seulement les autres ? La nuance parait débile. Elle ne l’a pas toujours été. La faute au philosophe mathématicien Leibniz qui nous imposa un jour sa définition de l’égalité. « A = B, si et seulement si A et B obéissent aux mêmes propriétés ». Leibniz imposa ainsi la mortalité comme une propriété partagée pour tous les hommes. De quel droit ? Là encore, la logique fut convoquée : « Si le gars A est un homme et qu’il est mortel, et si le gars B est aussi un homme, alors le gars B est forcément mortel » (Modus Ponens). Ca se tient.
Mais rien à faire. Je bute encore et toujours sur la même chose. L’impossibilité de me résumer dans le commun des mortels. Qu’est ce qui m’assure que je suis un homme comme les autres ? On pourra toujours m’opposer que l’évidence paralyse la démonstration. Mais l’évidence bute elle aussi. Comme si chaque tentative de me convaincre, le bon sens, la logique, l’évidence, se voyait refoulé par la même impossibilité. Cette impossibilité d’imaginer que je meurs comme les autres. Et nul besoin de recourir à Pyrrhon ou Agrippa pour justifier un droit de chicane. C’est juste qu’il se produit comme une forme de bug morbide impossible à dépasser, ou bien s’agit – il d’un raisonnement qui tourne en boucle sans jamais converger. Le résultat est le même. Je bute.
Tous ceux qui sont morts l’ont tous été avant moi. Pourquoi donc devrais – je croire que je serai le suivant ? Je vois bien que je vieillis comme eux, et que les gens vieux finissent au même endroit. Mais un faisceau d’indices même riche n’est pas une preuve. Accablant peut être, mais pas suffisant. On ne va quand même pas me condamner à mort, juste parce que j’ai des cheveux blancs.
Et quand bien même
Admettons que je sois un homme presque comme les autres. Peut être que celui - là méritait de mourir mais pas moi ? Peut être qu’il n’a pas eu de chance, mais moi si ? Peut être même qu’il voulait mourir, alors que moi pas du tout. A priori donc, la mort de l’autre ne justifie pas que ma probabilité de mourir soit de 100 %. Certes, il n’y a pas qu’un seul gars qui soit mort avant moi. Tous les gars qui ont vécu avant moi ont tous fini par mourir un jour. Je reconnais qu’il est plus difficile de supposer qu’ils méritaient tous de mourir, mais pas moi. De même, je reconnais qu’il est plus difficile de supposer qu’ils aient tous manqué de chance, mais pas moi. Enfin, toujours aussi difficile de supposer qu’ils souhaitaient tous mourir, sauf moi. Mais depuis quand la difficulté est une preuve d’impossibilité ?
Toutes les morts du monde passées, présentes ou à venir, ne suffiront jamais à prouver que la mienne puisse advenir. Ma propre expérience du vivant que je suis ne pourra jamais déduire l’existence éventuelle du mort que je serais. Tant qu’on n'est pas mort, il est indéniable qu’on n’est vivant (principe du tiers exclu). Et tant qu’on est mort, il est aussi indéniable qu’on n’est pas vivant. De ce seul point de vue, on pourrait s’arrêter là, et conclure comme Epicure que la mort est une affaire qui ne me concerne pas, puisque je ne la croiserai jamais. Mais ce qui est dit ici va bien plus loin encore. Car admettons le une bonne fois pour toute : puisque rien ne prouve que je suis mortel, alors je ne peux pas exclure l’hypothèse que je suis immortel. La charge de la preuve est à la grande faucheuse.
L’expérience de l’île déserte et du frigo toujours plein
Certains grands penseurs de la mort ont cru pouvoir trancher le débat, avançant que même si rien ne prouve que je mourrai un jour comme les autres, il existe quand même une forme de conviction sourde, certitude inconditionnelle, comme une évidence ancrée dans nos gênes ou quelque part dans la caboche, que je mourrai un jour comme les autres.
Max Scheler, le philosophe du ressentiment, a imaginé ce cas où le gars n’aurait jamais connu d’autre être vivant que lui-même sur une île déserte. Il aurait grandi là comme ça, avec un frigidaire toujours bien rempli par exemple. Comment ce gars là pourrait – il avoir la moindre idée du trépas qui viendra ? Pour Scheler, le gars le saura quand même. Pour Heidegger (Être et temps) ou Conche (La mort et la pensée), c’est la même idée. Le gars saura sans qu’on lui dise ou sans qu’il ait pu le déduire. Il le sait, c’est tout. Se penser vivant obligerait à se penser mortel en quelque sorte. Pourquoi pas. Peut être un jour trouvera t’on dans les neurones du nouveau - né quelque trace de sa triste condition dont il prendrait conscience une fois acquis l’âge de raison. Science - fiction.
En attendant, je crois plutôt que le gars tout seul sur l’île déserte avec son frigidaire toujours rempli, n’aura aucune idée de sa propre mortalité. D’ailleurs, le gars de la chauve souris le pense aussi. Thomas Nagel pense le contraire de Sheller, Heidegger et Conche. Il pense que la mort de soi ne peut pas se déduire de la mort d’autrui, ou de quelque autre expérience : « le sens qu’un homme a de sa propre expérience, n’incarne pas cette idée d’une limite naturelle. Son existence définit pour lui un futur possible essentiellement ouvert… il se trouve le sujet d’une vie, avec un futur indéterminé et pas limité de façon essentielle » , Nagel (La Mort)
Finalement, ma propre mort relèverait presque davantage de la superstition. « Un homme qui serait séquestré de bonne heure du commerce des autres hommes, n’ayant point de moyens de s’éclairer sur son origine, croirait non-seulement n’être pas né, mais même ne jamais finir. Le sourd de Chartres qui voyait mourir ses semblables, ne savait pas ce que c’était que la mort. Un sauvage qui ne verrait mourir personne de son espèce, se croirait immortel. On ne craint donc si fort la mort, que par habitude, par éducation, par préjugé ». Demuret de Chambaud - la mort – encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Je suis immortel, jusqu’à preuve du contraire
Il est temps de conclure. Contrairement à l’intuition, et même si cela est difficile est admettre, rien n’assure que je mourrai un jour comme les autres. Dois – je considérer cela comme une bonne nouvelle ? Je dirais que cela n’a pas beaucoup d’importance. En effet, quand bien même je résisterais à tout sur cette terre hostile, je ne vois pas comment je pourrais survivre à la fin du monde. Elle pourrait avoir lieu plus tôt ou plus tard, on est pas encore bien sûr de la date, mais on y travaille... En attendant, je reste donc vivant, jusqu’à preuve du contraire.
"C'est seulement si vous goûtez à la mort avec les lèvres de votre corps vivant que vous pourrez savoir émotionnellement que vous êtes une créature qui va mourir." Ernest Becker, The Denial of Death