Ils fuient la mort, tentent de s’en éloigner, le plus loin possible. Suffisamment loin pour qu’elle ne puisse jamais les rattraper. Leur seul objectif est de rester le plus longtemps possible dans la salle d’attente existentielle, sans aucun autre but que personne ne vienne les chercher. Qu’importe s’il n’y a rien au bout, l’éternel suffira. Ces Hommes d’actions ne sont pas en quête, mais en fuite.
Ils n’apportent aucune réponse à quelque question existentielle parfois moquée, telle que « qui suis – je, où vais – je, dans quel état j’erre. » Ces questions sont secondaires, ou ne les concerne pas. D’ailleurs, ces questions sont – elles seulement intéressantes ? Peut – être ne sont – elles que des imperfections du langage comme le propose le philosophe Wittgenstein, notamment dans son célèbre Tractatus. Quelles qu’en soient leurs raisons, les transhumanistes ne traitent donc pas du sentiment de l’absurdité de l’existence. A leur décharge, ils ont quand même le courage de la solitude, puisqu’ils réalisent leur triste condition. La seule différence c’est qu’ils ne l’acceptent pas. Alors, plutôt que de regarder la mort dans le blanc des yeux et de la laisser convaincre leur sens, ils choisissent de lui recouvrir le visage afin d’aveugler ses intentions mortifères. C’est une stratégie comme une autre.
Eliminer la mort semble effectivement un bon moyen d’éliminer du même coup l’angoisse de la mort. Sauf que le sentiment de l’absurdité de la vie s’en trouve alors décuplé. En effet, il ne faut surtout pas croire qu’éliminer l’un permet d’éliminer l’autre dans le même temps, c’est le contraire qui se produirait. L’angoisse de la mort et le sentiment de l’absurdité sont les deux faces d’une même pièce, certes. Mais il semble que même les questions existentielles obéissent aux lois de la physique : rien ne se perd, rien ne se créé. Si vous réduisez votre angoisse de la mort, le sentiment de l’absurdité n’en sera que plus intense. Peut être Bernard Williams est – il le philosophe ayant le mieux illustré la problématique avec son « Makropoulos case », où la satisfaction d’une vie éternelle finirait par s’émousser, et laisser place à un ennui mortifère.
L’immortalité n’est pas une quête, mais une fuite. Une fuite en avant. Courir et surtout ne pas regarder en arrière. De peur que le vertige du vide vous rattrape. Mais les transhumanistes n’ont que le vertige du vide à venir en tête, alors que le vertige du vide existentiel est tout aussi angoissant. Il s’agit du vide existentiel de Jean – Paul Sartre figure de proue de l’existentialisme, ou du vide existentiel de son meilleur ennemi Albert Camus proposant à son Sisyphe une séance sur le divan. Chez les existentialistes, l’angoisse de la mort est aussi un sujet majeur, mais qui ne se paie pas au détriment du sentiment de l’absurde. Les deux sont intriqués, et il ne s’agit pas de traiter l’un sans l’autre. On peut chercher à dompter le sentiment de l’absurde, ou se faire une raison et garder ce gout d’inachevé. Mais dans tous les cas, cela ne vous affranchit pas de l’angoisse de la mort.
Peut - être Emil Cioran, penseur lucide du néant, propose t’il la conjugaison la plus expressive des deux thèmes de l’angoisse de la mort et de l’absurdité de l’existence. Il ne s’agit pas de rendre la vie moins absurde, la mort plus supportable. Il ne s’agit pas de percer quelque mystère ou boire les paroles de quelque mystagogue. Le présent n’est pas moins abscons, l’invisible pas plus transparent. L’auteur n’a d’autre but que de motiver une ironie amère accouchant d’un sourire en coin.
Ainsi, les transhumanistes seraient des existentialistes ratés. Ils proposent de résoudre une partie du problème, l’angoisse de la mort. Il faut dire que l’autre partie du problème, le sentiment de l’absurde, n’est pas un sujet qui puisse être traité par la science. Dommage, car il semble que le sujet soit à considérer au moins aussi sérieusement à l’heure d’une IA vampirisant nos existences.