Vivre et mourir sont les verbes les plus importants de l’Homo vivens. Car l’un autorise l’aventure, quand l’autre la clôt. Pourtant, malgré cette supériorité aléthique, nos deux verbes disposent de moins de liberté d’expression que les autres. Ils ne peuvent pas se conjuguer aussi librement que les autres. Et quand ils le peuvent, ils sont de toute façon largement conditionnés par le contexte. Comme aujourd’hui.
D’abord, vivre et mourir ne peuvent pas se conjuguer au passé. On ne peut pas dire « je suis mort », ou « j’ai vécu ». La science du vivant nous apprend qu’une telle chose est impossible. Je ne parle pas du langage courant qui autorise la nuance entre un sens propre et un sens figuré. Ce qui m’intéresse ici c’est ce qu’on a le droit de dire sans violer les lois qui assignent nos corps à résidence. Je ne peux pas dire « je suis mort », car si je suis mort j’ai alors perdu la capacité de m’en rendre compte. Je ne peux pas dire non plus « j’ai vécu », car si j’ai vécu je suis alors dans l’incapacité de le faire savoir. Peut – être la science physique propose t’elle quelques pistes exotiques, avec les multivers d’Everett : je peux alors mourir dans un monde mais pas dans l’autre. De telle sorte que moi vivant dans un monde je puisse dire « je suis mort » dans l’autre monde. Mais bon. A ce jour on n’a jamais vu quelqu’un nous revenir d’un de ces autres mondes pour nous signaler le cas.
Ensuite, vivre ne peut pas se conjuguer au futur alors que mourir oui. Il s’agit d’une première nuance entre les deux verbes. On ne peut pas dire « je vais vivre ». Car pour dire cela il faudrait ne pas vivre, or si je ne vis pas, je me retrouve dans l’incapacité physique de conjuguer. On n’a jamais vu un « non vivant » saisir un bescherelle. Par contre, je peux dire « je vais mourir ». C’est une possibilité. Il n’y aucune certitude à priori sur la date prévue, mais il y a une forme de conviction que cette histoire va mal se terminer et que « je vais mourir » un jour. Ainsi, « je vais vivre » non, mais « je vais mourir » oui. Toutefois. « Je vais mourir » est une expression dont la charge morbide peut aussi évoluer en fonction du contexte. Par exemple, dans le cas d’une fin de vie assistée ou d’une justice pénale de type agressive, nous savons que ce « je vais mourir » n’a pas la même intensité que le « je vais mourir » que l’on peut dire un banal jour de spleen. Mais ce n’est pas terminé. Car cette fameuse charge morbide peut aussi s’étendre à tout un pan d’une population, au même moment et pour les mêmes raisons. Par exemple, dans le cas d’une dégradation subite et brutale du climat géopolitique. Hystérie des temps modernes. Dans ce cas, le « je vais mourir » change de statut. Il devient une forme de point aveugle dont personne n’arrive à apprécier la distance.
Enfin nous abordons le dernier cas. Vivre peut se conjuguer au présent mais pas mourir. Je peux dire « je vis », c’est une expression courante et qui fonctionne autant au sens propre qu’au sens figuré. Une seule condition nécessaire et suffisante est requise, que je sois vivant. Si je suis vivant, alors je suis à priori bien placé pour le savoir. Toutefois, il peut arriver certains cas où le doute habite le vivant. Par exemple, des cas où le présent donne l’impression de pouvoir disparaitre à chaque instant. Le vivant se retrouve alors comme suspendu entre le vide et le néant, dans l’attente que le temps se déride. Mais rien ne se passe, car plus rien n'est prévisible. Le présent n’a plus cette incorrigible manie d’anticiper le futur, car il est peut être le dernier instant. Je peux alors dire « je vis », mais de manière dégradée en quelque sorte. Par contre, je ne peux pas dire « je meurs ». C’est impossible. Essayez de bouger avant votre reflet dans le miroir. C’est la même idée et c’est aussi impossible. Vous ne pouvez pas dire « je meurs », car si vous le dites c’est que vous êtes encore vivant et donc pas mort. Et si vous êtes mort, alors vous êtes inapte à l’expression de votre triste condition. Toutefois. Il arrive des cas où les conditions deviennent tellement anxiogènes qu’elles interrogent le vivant. Comme si le quotidien obligeait à se frotter les yeux pour vérifier que l'on est pas mort encore mais bien vivant. Parce que la menace est devenue une constante, l'effroi une seconde nature. Peut - être alors ce cas là autorise t’il un « je meurs » qui n’est plus vraiment un sens figuré mais ressemble furieusement à un sens propre.