Yvon a pas mal de soucis en ce moment, il a perdu son boulot par exemple, il n’a plus de bières au frigo, son chat fait à côté de la litière. Suffisant pour justifier quelques insomnies, et passer ses nuits à regarder le plafond. Sauf que Yvon ne fait pas d’insomnies. Et il n’est pas angoissé non plus. Aucune raison donc de regarder le plafond la nuit. Pourtant Yvon regarde bien le plafond, mais de jour. Il dit qu’il voit mieux.
Yvon admet sans peine que des gens n’arrivent pas à dormir. Parce qu’ils ont leurs propres problèmes, qu’ils ont bu trop de café, ou qu’ils ont déjà dormi au boulot. Mais pourquoi ces gens regardent – ils alors le plafond dans le noir, la nuit ? « Pour y voir quoi ? » se demande Yvon. Pourquoi tous ces insomniaques conjuguent - ils leur tourment à l’inconséquence de leurs actes ? Être insomniaque semblait déjà être une souffrance suffisante, pourquoi y ajouter la démence ? Regarder le plafond dans le noir, Yvon ne voit pas l’idée.
De toute façon, Yvon ne peut pas savoir. Pour la bonne raison qu’il ne peut pas regarder le plafond de nuit, puisqu’il dort. Il aurait bien voulu essayer juste pour voir, ou plutôt pour savoir. Mais impossible, sommeil profond. Il n’allait quand même pas mettre le réveil à 3 heures du matin pour voir ce que ça peut faire de regarder le plafond dans le noir. Yvon est curieux, mais pas débile. Autant regarder le plafond les yeux fermés mais en plein jour, ça doit bien faire le même effet. D’ailleurs, il l’a fait juste pour voir. Et il a bien vu qu’il n’y avait que du noir. Le même noir que celui du plafond la nuit.
Yvon s’est alors posé une question que lui seul était capable de poser. « Et si je ferme les yeux la nuit, et que je regarde le plafond, le noir du plafond devient - il plus noir encore ? » Les insomniaques ne sont pas intéressés par la question d’Yvon. Ils ont d’autres problèmes à gérer. Comment dormir par exemple. Regarder le plafond en attendant que le sommeil vienne n’est pas un hobby pour eux, mais une contrainte dont ils cherchent à se débarrasser. Malheureusement, on ne peut pas vouloir ce que l’on veut, comme le dit Voltaire. Autrement dit, il n’est pas dans le pouvoir des insomniaques de vouloir avoir envie de dormir. Yvon ne comprend pas cette réflexion. Avoir envie d’avoir envie. Quand Yvon a envie d’aller aux toilettes, c’est suffisant. Il ne voit pas l’idée de vouloir envie d’aller aux toilettes. C’est déjà suffisamment pénible de se lever la nuit pour aller pisser un coup.
Mais pourquoi donc les insomniaques s’obstinent – ils à regarder le plafond la nuit ? Peut – être y voient – ils des choses que ne voit pas Yvon ? Et pourquoi le plafond ? Peut – être le noir du plafond est – il un noir différent des autres ? Borges avait dit un jour « depuis que je suis aveugle, j’y vois mieux ». Yvon ne connait pas cette citation. Il ne connait pas Borges non plus. Mais il sait très bien que lorsque l’on regarde un plafond dans le noir, il n’y a rien à voir. Pas besoin d’être Borges pour savoir ça.
Yvon est quand même très dubitatif sur cette affaire. Il a bien entendu dire que l’insomnie est la posture de l’angoissé. Mais est – ce l’angoisse qui cause l’insomnie ? Ou bien est – ce l’insomnie qui restaure les conditions de l’angoisse ? Yvon pense qu’il faut d’abord répondre à cette question avant de regarder le plafond dans le noir. Peut - être existe-t-il des angoissés qui n’ont pas d’insomnies ? Peut – être existe-t-il des insomniaques qui n’ont pas d’angoisses ? Comment savoir. Et puis crotte. De toute façon cela n’a pas d’importance, puisqu’Yvon sait très bien ce qu’il y a au plafond. Et il n’y a rien de particulier. « Si les insomniaques savaient, peut – être qu’ils s’endormiraient plus facilement ». Imparable. Yvon n’a jamais dit une telle chose, mais s’il l’avait dite il en aurait été fier.
Yvon entend ce que disent les insomniaques, à propos de ces formes curieuses qui se laissent entre apercevoir sur ce plafond noir. Quelques indices d’un monde imaginaire, fantastique ou effrayant, trahis par quelque nuance de noir. Mais lui ne voit pas l’idée. Noir + ou noir -, ça reste quand même plutôt noir. Pas de quoi vous maintenir en éveil très longtemps. Yvon sait bien que la moindre tâche au tableau est la première chose que l’on voit, captant toute l’attention du sujet, jusqu’à le détourner de ses premières intentions. Le défaut est toujours celui mobilise tous les regards, en art, en sciences, comme au quotidien. Le défaut fait mouche. Mais Yvon ne voit pas les défauts. Yvon n’est pas dans la granularité du réel. Yvon n’est pas réceptif à ce qui dénote. Et quand bien même il le serait, il ne voit pas ce qu’il pourrait en faire. Sa perception du monde est largement du monde pour aller chercher une bière au frigo, s’assoir sur le canapé, et regarder dans le vide, un écran quelconque.
D’ailleurs, Yvon ne comprend pas du tout cette métaphore du plafond noir comme le reflet d’une existence absurde. Comme si l’insomniaque n’y voyait finalement jamais aussi clair que lorsqu’il regarde le plafond noir. Une forme de miroir de sa propre existence, le voilà tel qu’il est vraiment, sans fond ni éclat. Yvon ne comprend rien à ce discours. Lorsqu’il ferme les yeux et regarde le plafond, il n’a pas l’impression du tout d’y voir un reflet de lui, de sa vie. Il n’éprouve en aucune façon le sentiment d’absurdité. Celui d’un monde qui n’opposerait que le silence à la question existentielle. Aucun vertige du vide existentiel pour Yvon. Le « pourquoi j’existe » ? Une blague à toto. Yvon semble inapte à l’angoisse, à l’insomnie. Il est aveugle dans l’obscurité.
17 heures, la bonne heure pour faire la sieste. L’occasion pour Yvon de regarder le plafond, les yeux fermés.