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Je ne suis pas quelqu’un de particulièrement maladroit. Pas plus qu’un autre me semble t’il. Et s’il m’arrive de renverser mon café, l’expérience est suffisamment désagréable pour m’interdire de la reproduire. Je peux l’oublier sur la table, et boire un café froid. Je peux être bousculé, et boire alors un café vide. Je peux me tromper, et boire un chocolat. Mais le renverser tout seul sans l’aide de personne, je pense que cela a dû m’arriver 3 ou 4 fois dans ma vie, grand max.
Et pourtant. Depuis quelques temps, je renverse mon café bien plus que de raison. Au début, je pestais contre ma gaucherie. Cette indécrottable manie qui saisit les maladroits de faire le mauvais geste. Et je redoublais alors d’attention afin d’éviter la chose. Mais rien n’y fit. Je renversais de nouveau mon café. Je tentais alors d’identifier la cause, puisque le guignon n’avait plus rien à me dire de convaincant sur le sujet.
La fatigue du matin ? Non, j’ai toujours été fatigué le matin. Et pourtant, je n’ai pas toujours renversé du café le matin. D’ailleurs, l’après midi aussi je renverse du café. Le soir plus rarement, mais c’est logique puisque je prends rarement du café le soir. En fait, je renverse du café à toute heure de la journée, fatigué ou pas, canapé ou clavier. Donc la fatigue n’était pas convoquée pour expliquer la chose.
Le café est dégueulasse ? trop chaud ? Trop cher ? Peut être un peu de tout ça. Mais pas tout le temps, et pas en même temps. Sinon, je serais passé au thé, ou à l’eau. Non, d’ailleurs le café me laisse rarement un sale goût dans la bouche. Il faut dire que je suis plutôt bon public. Même un café de mauvais qualité suffit à saisir mes sens. Peut-être le café de l’autoroute est – il le plus retors, mais davantage en raison de son prix que de son goût. Trop chaud ? Mouais. Mais si c’était ça, je suis pas débile non plus, je me ferais pas avoir à chaque fois.
Une irrépressible envie de tacher mon sweat ? De changer de portable ? De voir la couleur que ça fait sur le tapis ? Non plus. Je ne crois pas que ces causes soient recevables. A la limite, le sweat pourquoi pas. Une fois pour voir. Celui trop petit et devenu jaune – kaki par exemple, j’en ferais bien un chiffon. Mais j’en ai pas 50, et je n’ai pas que des sweats moches. En tous les cas, j’ai bien moins de sweats à chier que de cafés renversés. Donc, c’est pas la cause de non plus.
Finalement, me voilà gros – jean comme devant. Aucune raison évidente à cette maladresse récurrente, troublante litanie. Désormais, agonir mon café renversé ne suffit plus. Ce n’est plus un « merde » ou « putain » qui rendront l’instant plus supportable. Il faut savoir, et je saurai. Pourquoi diable ce café se renversait si souvent, alors que rien ne le prédisposa à choir ainsi.
En quête de causes, je sondais alors les conditions de l’expérience, afin peut-être d’identifier une température excessive, une lumière aveuglante, un son assourdissant, cause de mon tourment. Et c’est là qu’Eurêka !
Le café sidéré
Le vivant rate son geste à deux conditions. Soit il est maladroit, soit il est surpris. Pour l’instant, je n’avais exploré que la thèse de la maladresse. Il fallait que j’exploite celle la surprise. Peut-être que tous ces cafés renversés survenaient parce que les conditions nécessaires et suffisantes justifiant une telle occurrence étaient réunies ? Je veux dire, qu’il y avait dans l’air comme une fatalité à ce que mon café se renversa ? Oui.
Oui, il y avait bien un dénominateur commun à tous ces cafés renversés. Il était là, à chaque fois que je consultais mon portable, regarder la téloche, m’informer du monde. Ce facteur X était le père Ubu. Pas celui d’Alfred Jarry, mais celui du rêve américain. Caricatures, exubérances, mystagogues en rut, chancres élus d’une nation à vif. Lui et sa bande de satrapes occupaient désormais tout l’espace médiatique, sachant user du verbe pour mieux baver sur l’autre. Pas un bout de bande passante ne leur échappait. A croire que même l’obscurité et le silence étaient habités par l’ombre et murmure de leur présence. Impossible de faire fi, même en se bouchant les oreilles ou se fermant les yeux. Ils avaient pris possession du réel.
Ainsi, telle était la cause de mes cafés renversés. Et il n’y avait pas de raison que cela s’arrête. Car la raison n’a aucune prise sur la sidération. On peut faire semblant d’être pris d’effroi, mais l’inverse n’est pas possible. On ne peut feindre l’indifférence lorsque l’on est pris d’effroi. Et c’était bien mon cas, manifestement. Impossible de lutter : « les gens ne peuvent voir que ce qu’ils sont préparés à voir », m’avait pourtant prévenu Emerson.
A chaque fois que mon café se renversait, je pouvais être sûr qu’un gars de la fine équipe venait de dire un truc inaudible, quand ce n’était pas le père Ubu lui-même. Je ne pouvais alors maitriser mon geste, qui n’obéissait plus qu’à une seule voix : l’effroi. Comme un réflexe de survie intellectuelle, le café se renversait alors, motivant une forme de recul afin de ne pas être pris de vertige et tomber dans l’abîme.
Ouf. Je peux maintenant envisager l’avenir plus sereinement. Car je sais comment ne plus renverser mon café. Attendu que le père Ubu n’a pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin. Et attendu que sa troupe de satrapes semble plus motivée que jamais à suivre son guide. Je ne vois qu’une seule solution efficace à 100 % pour arrêter de renverser mon café. Arrêter d’en prendre. Pour le reste, l’histoire dira.