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Billet de blog 26 mars 2023

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Comment raturer sa vie

Rater sa vie, on voit l’idée. Mais raturer sa vie, c’est quoi le projet ? Très simple. En fait, c’est ce que nous faisons tous les jours. Nous corrigeons nos petits écarts de la veille, nos excès de voix, nos manques d’audace. Nous raturons à la marge ces petites erreurs. Mais jamais nous n’osons déchirer la feuille.

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On peut rater sa vie de bien des façons. On peut même rater sa mort parait – il. Mais raturer sa vie, c’est encore autre chose. C’est bien plus facile en vérité. C’est tellement facile que nous le faisons tous.

Tous les jours nous corrigeons le tir, celui qui nous a fait manquer la cible. Il peut s’agir du projet que l’on s’était fixé la veille et que l’on a foiré. Il peut s’agir du nom d’oiseau que l’autre aurait mérité d’entendre mais que l’on n’a pas osé. Ou encore de la promesse que l’on s’était juré de respecter mais que l’on a pas tenue. D’une manière générale, il peut s’agir du genre de gars que l’on croyait être et puis finalement qui nous déçoit.

On corrige le tir donc, du moins on tente. Et si nous échouons, nous recommençons le lendemain. C’est cela raturer sa vie, des gribouillis sur la copie. Mais bon, raturer c’est toujours mieux que de rater. On rend un torchon, c’est pas beau, mais ca vaut pas 0 quand même. « Peut mieux faire ». Nous restons décevants, jusqu’au bout. Peut être aurions – nous dû déchirer la copie ?

Nous aurions pu. Tout est toujours une affaire de choix. « Ça commence par La tétine ou le téton ?, et cela s’achève par Le chêne ou le sapin ? », comme l’avait déjà très bien noté Pierre Desproges. Mais de grand choix, de grand saut, d’envol, il n’y aura pas. Avec une probabilité proche de 1, nous resterons en suspens jusqu’à la fin. La mort n’épuisera jamais toutes nos potentialités. On meurt toujours avant que d’avoir pu.

Car il faut bien le dire.

Nous sommes le pékin des mortels, celui qui ne change pas de cap, mais effectue juste de petites corrections pour ne pas dévier de la trajectoire, se maintenir à l’équilibre. Et surtout ne pas faire de mouvements trop amples, afin de ne pas s'enfoncer davantage dans le sable mouvant.

Nous sommes dans le ventre mou de la masse, invisibles au miracle, inaptes à exister pour les autres, même pas aberrants, juste insignifiants. Nous sommes engoncés dans nos vies, à l’étroit dans un anonymat qui annonce déjà le dernier acte de cette « histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien », Shakespeare, Mac Beth.

Nous sommes assignés à résidence, trainant nos conditions initiales comme des boulets nous interdisant l’errance en territoire inconnu. Nous sommes condamnés au seul horizon perçu, celui proposé par l’écran ou l’écrit du penseur. « Comme Corneille Agrippa, je suis dieu, je suis héros, je suis philosophe, je suis démon et je suis monde, ce qui est une façon fatigante de dire que je ne suis rien », Borges faisant parler son Homère virtuel.

Raturer sa vie, c’est corriger sans cesse, mais jamais suffisamment. Tourner autour du pot, sans jamais s’en écarter vraiment. On reste au bord de sa vie, comme le Virgile d’Hermann Broch cherchant un sens à son existence. Nous errons, ni bons ni mauvais, juste moyens, neutres, fades, même pas amers, insipides semble adéquat.

 Fatalement, ce qui devait arriver arrive alors. Le destin se saisit de nos brides et en fait ce que bon lui semble.

 « La vie, c’est ce qui arrive quand on se préparait à faire autre chose », John Lennon

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