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« Connard ! »… Personne ne m’a traité de connard. Mais je l’ai entendu très fort. Il est vrai que je suis un connard. Et il est vrai que pour sortir un paquet de chips à ce moment là du film, faut vraiment être un connard. J’avais tout le loisir de le sortir avant, ou d’attendre la fin. Mais comme je suis un connard, je l’ai fait à ce moment là. Ce moment capital. Le Kairos de l’œuvre. Presque le seul moment qu’on a payé pour voir. Silence de mort, le son est sourd, il va se passer le truc qui va faire qu’il y avait un avant, et qu’il y aura un après dans ce film. Mais moi je suis un connard. Alors c’est le bon moment pour bouffer des chips.
Pouvais – je agir autrement ? En ma qualité de connard, je n’avais pas d’autre choix que d’agir à cet instant précis. C’est mon fardeau, c’est ma croix. Le connard traine sa connerie comme un boulet. Et si je n’arrivais pas à faire preuve de savoir vivre, c’est qu’être un connard me prenait tout mon temps. J’étais inapte au bon sens, la connerie occupant toutes mes facultés. Au quotidien, j’étais condamné à éprouver ma condition de connard. Certaines circonstances favorisent alors certaines actions. Et comme je n’ai pas l’habitude de faire les choses a moitié, ouvrir un paquet de chips à ce moment là dans cet endroit précis me sembla être l’acte le plus hallucinant qui puisse être produit pour faire iech le maximum de gens en un minimum de gestes. Car le connard est peut être un connard, mais il le fait bien, je veux dire qu’il fait au mieux : MinMax.
Certains sont alors interdits par la séquence, ébaubis par cet acte d’incivisme barbare. Je ne leur en veux pas. De pareilles objections sont liées à la doctrine du bien vivre ensemble qui les inspire, pour paraphraser P.H. van Laer, philosophe des sciences. On me reproche d’agir de manière irresponsable, irrespectueuse, comme un connard. Ce que je suis effectivement. Ils me qualifient avec raison. Je ne peux pas leur en vouloir. Ils ont de bonnes raisons de me traiter ainsi. J’aurais fait la même chose. Inutile d’en vouloir également au paquet de chips. Il n’y ait pour rien évidemment. Le paquet de chips n’est que le suppôt idéal du connard qui se réfléchit dans l’exercice, pour paraphraser le philosophe Laurent de Sutter.
Et le cauchemar ne fait que commencer. Car c’est au moment précis où la main plonge dans le paquet de chips, que l’on imagine déjà la suite. « Il y a un danger terrible à savoir ce qui est possible, car l’esprit va toujours plus loin », comme le rappelle Musset dans les confessions d’un enfant du siècle. On imagine la main qui remue quelque peu, jusqu’à trouver le ou les chips coupables, les amener dans la bouche, pour une séance de craquage intense et durable. Et il y a une pratique du paquet de chips. Il ne s’agit de remuer ou de macher en continu, sinon le cerveau de l’agressé peut finir par s’habituer. Il ne faut pas prendre le risque que le bruit du chips se mue en simple acouphène ou bruit de fond seulement gênant. Il faut appliquer un tempo aléatoire à la manœuvre, pour mieux agacer l’auditoire.
La dramaturgie change d’habitacle. Elle n’habite plus le spectacle, mais la salle de spectacle. C’est la forme qui fait la fonction, comme dans le vivant. Le paquet de chips ne peut produire cet effet détestable qu’à cet instant précis à cet endroit là. C’est là qu’il magnifie son aptitude à tisonner les sens. Car il faut bien reconnaitre que le paquet de chips en soirée ou seul sur son canape n’a absolument aucun intérêt pour le connard. En tout les cas, aucun autre intérêt qu’une fonction purement alimentaire. Le paquet de chips change alors tout simplement de statut. Il est dépossédé de ce qui pouvait le rendre détestable aux oreilles des autres. Aucun intérêt. Autant ne pas l’ouvrir.
Quoi. Quel est le problème. Je suis un connard ? Je ne me sens pas particulièrement seul. D’ailleurs, si les malheurs du monde se résumaient à mon paquet de chips, je crois bien que serait une sacrée bonne nouvelle. Et toute façon, il semblerait que le connard ait une bonne excuse. « Si Dieu n’existe pas, alors, tout est permis », nous dit Kirillov dans Les frères Karamazov, Dostoïevski