« Je fais ma promenade du matin, et je vois encore cet enfant miséreux sur le bord, si sale, si moche. Il est là, invisible, comme tous les jours. Il me quémande encore de l’argent ou à manger, je n’écoute pas. Et je passe mon chemin. Je suis ? Je suis ?... Je suis pressé ? Je suis fauché ? Non. Je suis une ordure, je crois. Il faut appeler un chat, un chat ». Journal d’un honnête homme, 1725.
Nous sommes tous confrontés à ce genre de situation. Quand le réel nous impose son regard et nous met en demeure de choisir : passer son chemin ou soutenir le regard, zapper ou faire face. Être lâche est un fardeau difficile à supporter, mais on y arrive sans problème. Grâce à des bouts de ficelles tels que la mauvaise foi, les préjugés, la fin qui justifie les moyens, la tentation du bien, ou plus simplement la contingence des évènements. En vérité, rien que des formes de sagesses pratiques permettant d’assurer la cohabitation entre nos inconséquences morales et la quiétude d’une journée ordinaire.
Mais lorsque l’actualité nous brule, l’indifférence se consume plus vite que d’ordinaire, et l’on entend les silences chuchoter. L’Homme universel a beau chercher des causes et des coupables, il ne dort plus très bien dans son lit de Procuste. « Les statistiques ne saignent pas » comme dirait Arthur Koestler, mais la douleur persiste. Le monde n’a jamais été tendre avec les doux rêveurs. Mais là, le sommeil dogmatique devient vraiment agité. Des voix susurrent alors les mots qu’il faut pour apaiser, les voix de ceux qui se laissent pousser du col, ou se « croient en proie à quelque décret du destin ». Et la torpeur étourdit de nouveau.
Il n’y a pas de mal à se faire enfumer par la morale / dictature de l’Histoire. Il en faut bien une. Mais c’est mieux si l’on s’en rend compte : « Il importe au plus haut point de savoir si l’on n’est pas dupe de la morale », Levinas. C’est même recommandé à vrai dire, car persister dans l’erreur ou l’aveuglement peut - être un signe de naïveté ou de lâcheté : « Cocu mais pas salaud », Régis Debray. Se frotter les yeux pour voir ce que le réel nous donne à voir et à penser. Juste dire les choses telles qu’elles sont.
Et il en pense quoi le chat ?
Si le gars se comporte comme une ordure, c’est qu’il est une ordure. S’il se comporte comme un bon Samaritain, c’est qu’il est un bon Samaritain. Le mot qui qualifie l’acte est aussi celui qui qualifie l’acteur. « Je suis ce que je suis vu », Gabriel Tarde. Il s’agit de dire les choses telles qu’elles se présentent à l’évidence. Comme le fit le poète Nicolas Boileau : « un chat est un chat, et Rollet est un fripon ! », le poète ironisait alors sur l’hypocrisie de ce procureur du XVIIème aux mœurs légères et d’une conception particulière de la justice.
« Un chat est un chat… » Cette expression ressemble pourtant à une tautologie, une ânerie. En effet, « un chat est un chat » est du même ordre que « A = A ». Une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit. D’un point de vue purement logique, cela parait stérile, débile. On ne déduit rien d’un énoncé analytique pour parler comme le philosophe qui tourne en rond (analytique).
Mais sachant qu’aujourd’hui on ne semble plus capable de reconnaitre ce que le réel nous met devant le pif, alors pour les mêmes raisons ne sommes nous plus capable de reconnaitre lorsqu’un chat est un chat. Le chat nous apparait autrement, sous un autre angle, plus agréable, plus nuancé, à la mesure de nos préjugés.