La Machine nous offre donc des sources inépuisables d’information, d’excitation, de stimulation où les liens sur lesquels on clique sont comme des étapes sur le chemin d’une interminable digression. Notre attention devient la cible de nouveaux enjeux, un nouveau territoire, ce fameux « temps de cerveau disponible » que les annonceurs télévisuels cherchaient naguère à conquérir. Accaparé par la Machine, l’esprit s’évade et devient lui aussi machine ou est perçu comme tel : machine de neurones, neurotransmetteurs, de synapses, de connections, d’impulsions électriques, de vibrations, qui érigent alors le cerveau au rang de machine. Cette Machine sécrète parmi d’autres substances chimiques la dopamine, l’endomorphine et la sérotonine. Les idées de plaisir, de récompense et celle même de bonheur semblent être réductibles à ses termes et sont observables empiriquement à travers elles. Le désir d’en savoir plus, d’en voir davantage fait vibrer à son tour le corps d’émotions parfois troubles. Cette machine oublie un peu le corps qui l’abrite, même lorsque celui-ci finit par souffrir d’être trop longtemps assis à surveiller des chiffres et des images, l’esprit toujours en quête d’une curieuse curiosité, une soif d’images sans signification claire, sans lien entre elles ou alors juste des liens hypertextes. Cette machine qui plonge dans l’oubli de soi finit par plonger dans l’oubli des autres, l’oubli ponctuel de sa présence charnelle. On reste devant l’écran pour s’évader, se détendre, on laisse l’écran entre soi et les autres. La connexion ne remplace pas le lien et il aura fallu plus d’une année de confinement pour que cette banalité devienne une évidence pour tous. La voix au téléphone, c’est un peu une présence physique de l’autre par procuration, une vibration de l’air qui nous rappelle qu’il existe. La voix voyage à travers câbles et satellites, arrive jusqu’aux cavités auditives, fait vibrer les cellules ciliées dans le fond de l’oreille qui finissent en impulsions électriques dans un réseau de neurones. Une alliance des machines et de la biologie s’opérait avec l’invention du téléphone. On savait bien entendu que la voix ne remplaçait pas entièrement le corps mais une certaine absence était comblée. On se passait alors des coups de téléphone. Le coup est quelque chose de bref qui ne bouleverse pas autant qu’une rencontre mais reste très agréable à recevoir, c’est un appel de l’autre, un rappel de son existence. Avec le flux continuel d’images, l’autre réapparaît : l’autre du passé dans les trombinoscopes, l’autre du futur sur des sites de rencontre. On apprend peu, on s’informe. Avec ces images vient bientôt la saturation et avec la saturation la nécessité de l’oubli. La chanson continue son mouvement de balancier entre cette idée de stimulation permanente et de vide qu’elle peut susciter :
J’attends puis je m’excite sans rien espérer,
Les autres me déçoivent autant qu’ils m’effraient.
Alors que les machines calment mes tensions,
Et dévient la douleur de mon attention.
Alors pour quelque temps, une journée ou peut-être une vie,
Machine qui soigne, machine qui suit.
J’aimerais vous mettre de côté, vous laisser mourir dans les flux,
Machines qui blessent, machines qui tuent.
J’emprunte ici l’image des flux à Marina Skalova qui dans son exploration des flux1 décortique toute l’essence, l’ambivalence et la gravité du terme. Les parallèles s’imposent pourtant, il faut être charitable avec la Machine pour bien la comprendre. Le double jeu qu’elle a pu jouer depuis le début se révèle : la Machine soigne autant qu’elle détruit, elle blesse, tue, répare, permet d’ouvrir les plaies ou de les recoudre. Un cri s’ensuit dans la musique, un cri qui pourrait faire écho à celui des ouvriers luddites qui au XIXème siècle en Angleterre pensaient que la Machine, loin de les libérer, allait les remplacer. Et puis au milieu d’un moment d’intensité, la chanson nous amène sur le terrain de l’apaisement.
Machines, machines, machines,
Vous m’avez trop causé, laissez-moi dormir et penser.
Machines, machines, machines,
Je vous ai trop aimé, laissez-moi maintenant m’en aller.
Comme un cœur maladif, le moteur toussote.
La lumière décline, la machine s’emporte.
Et moi qui ferme les paupières pour m’enfuir à cette heure,
J’appuie enfin sur l’interrupteur.
Ici, il s’agit de tenter de s’extraire de l’emprise de la Machine en lui demandant, presque poliment, de prendre congé d’elle, de s’en aller, qu’elle nous offre un peu de repos après toute l’attention qu’on a su lui prodiguer. Que veux dire « s’en aller » ici ? « S’en aller », c’est aussi bien mourir, rester statique à tout jamais, que se mettre en mouvement et revivre à travers la marche. « S’en aller » contient aussi bien l’idée de voyage que l’idée de repos. « S’en aller » c’est se diriger vers un ailleurs, vers l’inconnu, c’est prendre la poudre d’escampette ou mettre les voiles, c’est partir mais sans rien dire.
Alors que le monde de la Machine s’impose, que voit-on autour de nous dans la ville, dans les rues ? Des vélos, des dizaines et des centaines de vélos, des vélos qui me font penser à ce même vélo qui m’emportait près des cabanes que j’allais construire, enfant, dans les bois, près des grottes, comme autant de refuges. Dans la ville d’aujourd’hui, les vélos emportent des corps fatigués qui pédalent pour livrer de la nourriture et qui sont dirigés dans les artères de goudron par la Machine. Ils ne s’en vont pas vers un ailleurs utopique, ils pédalent vers des buts précis : livrer une marchandise pour gagner leur vie. Le corps transpire, se fatigue, la Machine impose sa cadence à nouveau. La nourriture arrive à bon port et comme par magie vers d’autres corps, des corps d’intérieur qui ont eu le temps de prendre une douche, qui ne pédalent par pour gagner leur vie mais qui sont fatigués d’avoir travaillé avec la Machine toute la journée. Parfois le vélo se casse mais un vélo se répare facilement alors que la Machine, elle, ne se répare pas elle se remplace. Il faut trouver une autre machine pour que tout continue, pour que le flux reste tendu, plein d’informations ou de marchandises. Un flux n’est un flux que parce qu’il coule sans cesse sinon c’est autre chose, c’est un échange, un passage. Dans le flux on ne distingue plus rien de précis, plus rien d’humain. Le vélo peut donc se casser et dans le même temps son mécanisme pourtant ingénieux reste compréhensible avec un peu d’observation et de démontage. Le geste de réparer permet alors de donner à l’engin une deuxième vie. Matthew Crawford nous rappelle ainsi que :
« Le métier de réparateur […] consiste à se mettre au service de nos semblables et à restaurer le fonctionnement des objets dont ils dépendent. La relation du réparateur à ces objets exprime une forme d’emprise matérielle beaucoup plus solide, fondée sur une véritable compréhension. C’est pourquoi elle contredit la complaisance du fantasme de maîtrise qui imprègne la culture moderne. »2
La « culture moderne » a érigé la Machine en maître ou peut-être est-ce l’inverse : c’est parce que nous sommes des « modernes » que la Machine s’est imposée avec une révolution industrielle d’abord puis une révolution numérique. La Machine donne maintenant l’impression de marcher toute seule alors que seul un petit nombre d’individus comprennent son fonctionnement et peuvent la réparer. La Machine marche en français alors qu’elle travaille – work – en anglais. Chaque langue dessine sa petite cartographie mentale, son chemin sémantique pour donner à la machine une vie qu’elle n’aurait pourtant pas sans nous.
Notre question initiale ressurgit : comment écrire en marge de cette Machine qui travaille et marche sans cesse à nos côtés et qui exige des comptes rendus, des rapports, des stories avec des fonctions bien précises en tête ? Comment dessiner un langage poétique, une langue qui n’aurait d’autres finalités qu’elle-même dans cet espace où on nous demande de nous exprimer avec des injonctions, le plus souvent à montrer des images idéalisées de nous-mêmes, d’écrire pour parler parfois de nous mais sans jamais déborder du cadre ? Pour déborder du cadre, il faut donc aller sur les bords, gribouiller dans les marges des idées, écrire sur les murs des poèmes, des slogans et des pensées, des hymnes aux débordements d’amour ou aux débordements tout court, écrire encore des livres qui se liront loin des machines dans des forêts sombres où l’on dessine les cartes d’utopies à venir. Dans les marges tout est un peu brouillon c’est vrai mais tout reste à écrire, c’est là que l’imagination travaille, c’est là que l’esprit est en marche. Dans le texte, les choses sont déjà figées, sont énoncées des solutions et offertes des conclusions. Dans les marges, on rêve encore un peu. Pour finir ce récit et cette chanson, j’avais envie de désacraliser ce départ, de déromantiser un peu la possibilité de fuite loin des machines, en ramenant ce geste à la trivialité d’une pression sur un interrupteur, à quelque chose de simple et possible. C’est peut-être une « utopie d’occase » dirait Magyd Cherfi mais c’est là ma première proposition pour trouver un chemin de traverse.
1 Marina Skalova, Exploration du flux, Paris, Fictions & Cie, Seuil, 2018.
2 Matthew B. Crawford, Eloge du carburateur, Paris, La découverte, 2010, p.24.