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Le 7 avril dernier, le blog Nicaravoix, hébergé sur Mediapart, publiait une (mauvaise) traduction d’un article de Jorge Capelán[1] louant la gestion de la crise sanitaire du Covid-19 par les autorités du Nicaragua[2]. Alors que sa raison d’exister semble être de relayer sans barguigner la propagande officielle d’un régime autoritaire, répressif et criminel, ce blog – qui par ailleurs ne perd pas une occasion de vitupérer contre la désinformation pratiquée par « une presse aux ordres » – est « courageusement » fermé aux commentaires. Par conséquent, c’est depuis un autre blog que le Collectif de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) souhaite réagir à ce qu’il faut bien qualifier d’entreprise de propagande, en exposant des faits aisément vérifiables.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, une rectification et une précision s’imposent. Premièrement, il faut démentir l’affirmation selon laquelle « la liberté de désinformation est sans restriction, puisque pas un seul des médias de droite de “fake news” n'a été fermé ». Depuis décembre 2018, deux importants médias d’opposition ont été fermés manu militari par le pouvoir ortéguiste : 100% Noticias, dont le propriétaire et la directrice de la rédaction ont été emprisonnés pendant plusieurs mois ; les locaux de la revue en ligne Confidencial et des programmes de télé Esta Semana et Esta Noche sont toujours occupés par la police ; la rétention en douane pendant plusieurs mois du matériel d’impression des deux principaux quotidiens du pays, La Prensa et El Nuevo Diario, a empêché leur parution dans leur version papier. Ce dernier d’ailleurs n’y a pas survécu. Depuis avril 2018, près de 70 journalistes se sont exilés, certains rentrés au pays font l’objet d’un harcèlement constant. Enfin, début mars, lors des obsèques du prêtre, poète et ex-ministre de la Culture sandiniste Ernesto Cardenal, qui avait pris ses distances avec Ortega, plusieurs journalistes ont été tabassés par des suppôts du régime.
Deuxièmement, pour avoir eu et conservé des contacts étroits avec le Nicaragua et des organisations de la société civile, les membres du CSPN n’ont aucune intention de taire les indéniables efforts en matière de santé réalisés à l’époque de la révolution sandiniste (1979-1990), ni de contester le rétablissement d’un service de santé gratuite depuis le retour au pouvoir du Front sandiniste au pouvoir en 2007, ni même de mettre en doute la capacité et le dévouement d’une grande majorité des personnels de santé nicaraguayens. Reconnaître qu’à bien des égards, la population dispose d’un meilleur accès aux services de santé que dans les pays voisins ne doit toutefois pas être mis au crédit des seuls dirigeants, encore moins servir à excuser leurs manquements ou justifier leurs graves entorses aux droits humains qui, depuis deux ans, ont accompagné l’instauration d’un véritable État policier au Nicaragua.
C’est justement l’existence d’un système de santé performant et de personnel bien formé qui rend inexplicable la gestion par les autorités de la crise sanitaire actuelle autour du Covid-19. Cela met, au contraire, en évidence l’instrumentalisation politique totalement irrationnelle des préconisations faites face à la menace.
Avec les mêmes arguments que Donald Trump et que Jair Bolsonaro (des modèles de progressisme, on en conviendra !), selon lesquels il faut préserver l’économie coûte que coûte, le gouvernement du Nicaragua a exclu toute mesure de confinement ou de « distanciation sociale ». Dans cette logique, un accord tripartite a été signé avec les investisseurs (principalement étrangers) et les syndicats officiels, le 25 mars. Au prétexte de protéger les travailleurs, cet accord tente surtout d’assurer la continuité du travail dans les maquilas, ces usines d’assemblage en zone franche où s’entassent des centaines de milliers de travailleuses et travailleurs (123 800 avant le début de la crise), et de préserver les intérêts de ces entreprises. Ce document, tout en prônant le respect des mesures sanitaires, accorde le droit aux entreprises de « déclarer une suspension collective [ou individuelle] des contrats de travail », s’appuyant sur un article du Code du travail qui permet de renvoyer les salariés chez eux avec seulement six jours de salaire en attendant la reprise. En effet, la pandémie est venue secouer ce secteur : beaucoup de ses industries textiles ont, depuis mars, vu leurs commandes chuter et deux avaient déjà fermé et arrêté la production fin mars (à Masatepe et à Rivas). Ainsi, 62 000 salariés (chiffres du 4 avril fournis par le mouvement de femmes Maria Elena Cuadra), surtout des ouvrières, se retrouvent en « vacances » forcées avec en tout et pour tout six jours de salaire jusqu’à l’éventuelle reprise après Pâques ; 9 700 toucheront 50 % du salaire minimum et enfin 3 000 autres voient leur contrat « temporairement suspendu ». Enfin, 2 155 salariés ont été tout simplement licenciés.
Si sur les droits sociaux, le « chantre du progressisme » en Amérique centrale se différencie peu de ses voisins hondurien et guatémaltèque, la différence s’opère sur le plan idéologique : il s’agit pour le régime de démontrer qu’au Nicaragua « tout est normal » et que les appels à prendre des mesures de distanciation sociale pour protéger la population auraient pour but de porter atteinte a l’image du pays (et de mettre en cause ses dirigeants « omniscients et omnipotents »).
Ainsi, le gouvernement a surenchéri en appelant à des manifestations massives (auxquelles les employés du secteur public sont fréquemment obligés d’assister) et notamment pour fêter la Semaine sainte, en faisant défiler les enfants des écoles, en promouvant les rassemblements dans les lieux touristiques à l’occasion de Pâques ou encore en invitant les touristes étrangers à visiter le pays. Pis, une campagne nationale de porte-à-porte des personnels de santé – auquel le port de masque a été interdit – dans des centaines de milliers de foyers pour informer sur l’épidémie a été organisée (2 millions 300 mille visites, selon un rapport officiel du ministère de la Santé).
Et tout ça alors que le président Ortega n’a pas été vu depuis un mois : il est confiné, lui, dans son bunker, avec son épouse, dans le quartier del Carmen, d’où il a participé, le 12 mars dernier, à une visioconférence sur l’épidémie avec les autres mandataires de la région.

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Dans le même temps, certaines personnalités de l’opposition ou même de simples citoyens ayant adopté le port du masque comme mesure de protection individuelle, se sont vus accusés d’inquiéter inutilement la population. Certains ont même été agressés physiquement. Toute critique à la gestion gouvernementale de la crise sanitaire a été stigmatisée à travers un discours pseudo-religieux tendant à faire croire à la population que seuls les « riches » et les « agents de l’impérialisme » auraient à craindre « la punition divine » qui se manifesterait à travers le virus Covid-19. En revanche, l’assistance aux manifestations de ferveur religieuse convoquées par les autorités seraient à même de conjurer la « maladie impérialiste ». Toutefois, cette confiance en la capacité de la maladie à préserver les fidèles du régime se voit démentie par le fait que les forces de l’ordre continuent leur travail de répression, mais désormais équipées, elles, de masques de protection.
Face à l’attitude jugée irresponsable des autorités, un comité scientifique multidisciplinaire réunissant principalement des médecins de différentes spécialités a été mis sur pied le 27 mars, qui a fait des recommandations à la population et au gouvernement, ainsi qu’aux maires des communes du Nicaragua qui, jusqu’à présent ne recevaient que les consignes officielles, donc pas ou peu de recommandations. Il existe également un observatoire citoyen du Covid-19, formé par une équipe interdisciplinaire, dont les informations viennent de la société civile, des activistes des réseaux sociaux, des familles des personnes infectées par le virus. Il s’agit bien entendu d’informations non-officielles. De fait, la population s’est autoconfinée.
Le Centre nicaraguayen des droits humains (Cenidh) ne cesse d’alerter les populations et les instances internationales du danger de l’incurie gouvernementale et de dénoncer la situation des prisons. L’Articulation des mouvements sociaux (AMS), qui rassemble des organisations indépendantes de jeunes, de paysans, féministes, elle, tente par les réseaux militants et sociaux d’alerter la population et de conseiller des gestes de précaution.
Au fil des jours, le gouvernement et les médias qui le soutiennent ont déployé d’ardents moyens de propagande (relayés par le blog Nicaravoix) pour mettre en avant l’existence d’infrastructures (hôpitaux, centres de santé, laboratoires, etc.) et insisté sur le soutien sans faille de Cuba dans la fourniture de médicaments et d’appui logistique. Néanmoins, le chiffre, avancé par les autorités nicaraguayennes, de neuf personnes détectées positives ne concorde pas avec les annonces du ministère de la Santé cubain – qu’on ne peut soupçonner de manquer de sérieux sur le sujet. Celui-ci a, en effet, d’ores et déjà recensé trois malades provenant du Nicaragua (cette vidéo postée le 4 avril rend compte du premier cas détecté par les autorités cubaines : https://www.youtube.com/watch?v=zwHz7F61mu4). L’absence de transparence quant à l’impact du Covid-19 au Nicaragua est actuellement une source d’inquiétude tant au niveau national qu’international. La responsable de l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS) a exprimé sa préoccupation quant à la gestion de la crise sanitaire par les autorités nicaraguayennes.
[1] Jorge Capelán est journaliste et chroniqueur du site en ligne El 19 Digital, qui diffuse exclusivement la position du gouvernement du Nicaragua (notamment in extenso, les interventions du couple présidentiel formé par Daniel Ortega et son épouse et vice-présidente Rosario Murillo).
[2] https://blogs.mediapart.fr/nicaravoix/blog/070420/nicaragua-et-covid-19-le-secret-le-mieux-garde-des-medias-occidentaux-0