Un homme avec le monde dedans
"La métamorphose est la plus belle chose qui me soit jamais arrivée"
dit le narrateur, porteur ébloui de notre littérature (Kafka) mais dès le
début du roman, déjà, il écrivait:
"Je vais entrer ici dans le vif du sujet, sans autre forme de procès.
L'Assistant, au Jardin d'Acclimatation, qui s'intéresse aux pythons,
m'avait dit :
- Je vous encourage fermement à continuer, Cousin. Mettez tout
cela par écrit, sans rien cacher, car rien n'est plus émouvant que
l'expérience vécue et l'observation directe.
Évitez surtout toute littérature, car le sujet en vaut la peine."
Ce sera donc un roman sans littérature, sans apprêts ?
Une fantaisie, sorte de conte philosophique oral (sinon moral)
comme le théâtre à travers cette mise en scène de B. Bonvoisin,
nous le propose ici.
Quand il nous apparaît devant ces cubes lumineux miroitants,
jaunes et noir-mica, dans sa robe de bure, nus-pieds, un condamné,
voyez les barreaux du décor, mais condamné à quoi ? A vivre ?
Avec son corps pesant et léger comme un ballon d'hélium, prêt à
s'élever, solaire narrateur, habité par l'auteur car on reconnaît
comme en voie continue de métamorphose Romain Gary/Emile Ajar
sous les expressions du magnifique acteur Jean-Quentin Châtelain,
corps prêt à s'envoler, voix, accent, rythme impulsé aux mots comme
la vague, - ressac-, qui revient d'au delà des mers d'où il a ramené son
précieux animal de compagnie incongru mais bien-aimé, dans ce
quartier parisien figuré en ville debout: un parallélipipède comme un
bâtiment éclairé de scintillements jaunes; ou bien on est à l'intérieur
et c'est une boîte couchée, couche ou cercueil (photo) où il va se lover
avec ce python invisible et qui pourtant ceint son corps ou plutôt sa
langue-âme de tous ses anneaux en reptation.
Il l'aime à en mourir ou à en muer, Cousin, c'est son nom et c'est sa
parenté sa " mutualité", ce serpent géant (plus de deux mètres
déroulé !) qui nous demeurera invisible quoique ultra-présent.
Cet ami immigré d'Afrique, ce possible cousin de Mademoiselle
Dreyfus elle-même venue de Guyane où du capitaine Dreyfus
condamné et "déporté, l' innocence a rejailli sur tout le monde" et
où les gens ont adopté ce nom tabou, ce nom sacré (un tour de
force de Gary que ce retournement de l'histoire !)
Ce cousin aimant, vous attendez les bonnes soeurs ce sont
les bonnes putes qui rappliquent dans le roman. (On est loin
des délits de racolage passif, loin de la loi anti-client qui se
concocte à l'Assemblée), on est avec Cousin le manipulé de
ces dames, l'aimé des serpents et des femmes de peu de vertu et
d'un peu d'argent, l'immigré en Île-de-France, l'insulaire, l'isolé.
Gros-Câlin aborde tous les thèmes qui sont nos contemporains;
par lui transitent tous les gens, tous les corps de métier, flics,
curés, employés de bureau, vétérinaires ou médecins ... etc.
Les mots d'esprit, le texte en est bourré (parfois comme dans une
fantaisie de B.Vian), les mots graves au bord du suicide: il se pendrait
pour sentir qu'on lui serre le cou dans une étreinte, pour sentir
quelqu'un pendu à son cou et saurait nous tirer des larmes.
Par lui se jouent la comédie et la tragédie, et il est notre devenir-animal
ce Cousin devenu en fin de compte (ou de conte) Gros-Câlin.
Il est pour reprendre en la retournant comme une peau cette phrase
du texte: "un homme avec personne dedans",
Un homme avec le monde dedans.
Et lorsque le spectacle finit que sa voix s'arrête, que son corps
vibrant comme un diapason s'immobilise (ou presque), on
applaudit de joie et on remercie l'acteur Jean-Quentin Châtelain
et la fée Bérangère Bonvoisin qui le mit en scène au
Théâtre de l'Oeuvre.
J'ai ouï dire jusqu'au 19 janvier ...( moi, je l'ai vu le 15 décembre.)