Ma compagne est venue avec moi jusqu'à Brest,
descendue du train elle est restée sur le quai,
de plus en plus petite, petite, petite,
dans le bleu sans limite elle devint grain de blé
et puis je ne vis plus que les rails.
Et puis elle m'appela de la terre polonaise et lui
répondre je n'ai pu,
demander je ne pus: " Où es-tu ma rose, où es-tu ?"
"Viens auprès de moi !" dit-elle et je n'ai pas pu,
le train filait comme si jamais il ne s'arrêterait,
j'étais noyé de chagrin.
Et puis sur la terre sablonneuse par plaques la neige
pourrissait,
et puis je compris que ma compagne me
voyait,
" M'as-tu oubliée, m'as-tu oubliée ?", me demandait-
elle,
le printemps, lui, pieds nus et boueux dans le ciel
avançait.
Et puis les étoiles vinrent se poser sur les fils télégra-
phiques,
quant à l'obscurité, elle fouettait le train comme un
crachin,
mon aimée était là sous les poteaux télégraphiques
et comme dans mes bras son coeur palpitait sans fin,
les poteaux allaient, venaient, elle ne bougeait pas un
brin.
Le train filait comme si jamais il ne s'arrêterait,
j'étais noyé de chagrin.
( dans, la Ville le Soir et Toi ) 1959
Il neige dans la nuit, Nâzim Hikmet ( Poésies/Gallimard )