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Billet de blog 22 décembre 2025

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Comment la gauche française a perdu ses héritiers

Trois jeunes sur dix qui se prononcent choisissent Jordan Bardella. Un score vertigineux, particulièrement chez les 22-25 ans (38%). Mais ce succès apparemment massif masque un verdict moins glorieux, l'abstention domine à 58%, et surtout, cette majorité juvénile pour le RN n'est pas un vote d'adhésion mais une défection, la fuite en avant d'un électorat que la gauche a méthodiquement lâché.

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Le mirage Bardella : quand la virginité politique fait oublier l’amateurisme économique

Jordan Bardella ne se cache pas de son inexpérience, à peine 30 ans, il n’a jamais terminé ses études supérieures, échouant au concours de Sciences Po avant d’abandonner sa licence de géographie à la Sorbonne. Son curriculum vitæ professionnel en dehors de la politique n’existe que sur le papier de la propagande. Le 23 mai 2024, lors du débat télévisé pour les européennes, Gabriel Attal, alors Premier ministre, l’a dominé simplement en maîtrisant les dossiers, la taxation des Gafam, la réforme du marché de l’électricité. Bardella a transpiré sous les lumières.

Quelques semaines plus tard, en mars, le candidat RN s’est présenté devant les chefs d’entreprise français, enfilant un costume trois-pièces pour “faire de la pédagogie” sur son programme économique. Ce jour-là, les patrons n’ont pas ri avec Bardella : ils ont ri de lui. La présidente de CroissancePlus a dû le redresser : “Vous évoquez des sujets français, mais qu’en est-il des sujets européens ?” Le co-président du METI l’a repris publiquement sur le chiffrage des normes européennes, invoquant le “mythe” de Bardella. Quand le candidat a présenté sa mesure reine, exonérer les entreprises qui augmentent les salaires de 10%, le président de la CPME a sèchement rétorqué : “N’est-ce pas un miroir aux alouettes ?” Les rires ironiques qui ont suivi disaient tout.

Bardella répond à ces critiques en disqualifiant ses critiques eux-mêmes. "Vous avez vu l’état de la France ? Macron a un CV dense", a-t-il glissé en novembre 2024 sur France 2. C’est l’esquive parfaite d’un homme qui redéfinit la compétence pour l’adapter à ses faiblesses, elle ne serait plus gestionnaire, mais "visionnaire" et fondée sur "l’adhésion populaire". Un repli stratégique élégant. Sauf que ce détournement pédagogique n’a convaincu que ceux qui souhaitaient l’être.

Son programme économique demeure volontairement flou, pas par humilité, mais par nécessité. Quand on le force à détailler, il s’effondre. La suppression de la TVA sur les carburants coûterait entre 8 et 17 milliards d’euros annuels. Ses baisses d’impôts massives ajouteraient 1,4 à 1,9 points de PIB de déficit budgétaire par an, alors même que Bardella clamait vouloir combattre la dérive budgétaire. Dix économistes ont alerté en juin 2024, le chiffrage du RN est "hasardeux", le programme "incohérent". Les débâcles techniques s’accumulent, sur le délai d’adaptation aux normes (cinq ans, pas trois, il a dû être corrigé), sur l’ampleur des mesures de pouvoir d’achat (initialement universelles, elles sont devenues "ciblées" sous la pression).

Voilà pour l’incompétence programmée et technocratique de Bardella. Elle est réelle, sérieuse, dangereuse même. Mais elle n’explique rien au succès des jeunes auprès de lui.

Quarante ans de retraite électorale

Pour comprendre pourquoi les jeunes fuient vers Bardella, il faut retracer l’effondrement de la gauche. Ce n’est pas une chute récente, c’est une lente décomposition programmée.

Commençons par les chiffres bruts. En 2017, le Parti socialiste et Les Républicains cumulaient 56% des voix aux législatives. En 2022 à la présidentielle, ils ne totalisaient plus que 7%. Le PS seul : 1,7% avec Anne Hidalgo. C’est l’effondrement le plus vertigineux de la Cinquième République. Gérard Grunberg, politologue spécialiste de la gauche, l’affirme sans détour : "L’effondrement du PS français n’a pas d’équivalent ailleurs en Europe."

Mais derrière ce chiffre se cache une transformation plus grave. Le PS n’a pas seulement perdu des voix, il a perdu sa légitimité de parti de gouvernement. Depuis 2017, selon Grunberg, “ce parti est devenu démuni électoralement”. Pire, au lieu de se reconstruire, il s’est attaché à une seule stratégie, « union de la gauche, union de la gauche, union de la gauche”. Une incantation magique censée regrouper des électeurs qui s’échappaient par toutes les portes.

Où ont-ils filé ? Pas tous vers la droite. Globalement, entre 2022 et 2024, les analystes l’établissent : “Plus de huit électeurs sur dix ayant nouvellement rejoint le RN proviendraient du camp présidentiel ou de la droite traditionnelle”. Le RN a donc davantage cannibalisé la droite macroniste que la gauche. Mais au sein de la jeunesse, le mouvement est différent.

En 2022, les moins de 25 ans votaient massivement Mélenchon (34% d’intentions de vote). Trois ans plus tard, aux européennes de 2024, 30% des 18-24 ans envisageaient de voter Bardella, 19% pour La France insoumise (LFI), 12% pour le PS. Le virage n’est pas un basculement vers la droite classique, c’est une fuite du champ politique établi.

Les jeunes n’ont pas changé idéologiquement. Ils ont cessé de croire que la gauche pouvait tenir ses promesses.

La France insoumise : quand la contradiction remplace la politique

Jean-Luc Mélenchon incarnait, en 2017 et 2022, le renouveau. Il avait réuni une coalition imposante de jeunes issus des classes populaires et étudiantes. La stratégie était claire, le “populisme de gauche” contre l’establishment. Les Discord insoumis bouillonnaient de jeunes militants. Pendant un instant, il a semblé incarner une alternative.

Mais ce qui devait arriver arriva, les contradictions fondamentales du projet se sont cristallisées. LFI prétendait incarner une coalition des luttes féministe, LGBTQ+, antiraciste, sociale, mais cette union reposait sur un mensonge programmatique. Car comment défendre simultanément les droits des femmes et des minorités sexuelles tout en accordant une place centrale aux mouvements religieux dont les positions s'y opposent radicalement ? Comment construire une alliance antiraciste quand les tensions ethniques au sein même de la base militante demeuraient taboues et non résolues (vote mondialiste en France mais nationaliste ailleurs) ? C'est cette incohérence qu'on ne pouvait pas crier haut et fort sans s'effondrer.

Une génération de jeunes qui croyait à une alternative radicale et bienveillante s'est heurtée à une structure aussi autoritaire que ce qu'elle prétendait combattre, mais aussi à une incohérence insurmontable... le projet de fusionner des luttes incompatibles sous un même drapeau, sans jamais admettre qu'il faudrait choisir, arbitrer, trancher. Le mouvement s'est replié, devient sectaire, puis inaudible.

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Jordan Bardella et Jean Luc Mélenchon. © Kemeth BOUR

En parallèle, la ligne politique s’est "radicalisée" sur des enjeux qui éloignaient les électeurs populaires et les jeunes des zones rurales ou périphériques. La question de l’immigration, sur laquelle la gauche refusait de parler directement, s’est transformée en tabou paralysant. Un jeune de Lure, en Franche-Comté, parlait à Le Monde en 2024 de "tout ce qui a disparu" autour de chez lui, les services publics, les formations, les emplois qualifiés. La gauche, elle, parlait de discrimination systémique et religieuse. (Ce qui reste important, mais ne va clairement pas mobiliser les campagnes). Un autre élève, à Vesoul, aussi en Franche-Comté, se levait à 5 heures pour aller au lycée sans transports réguliers. La gauche lui proposait la gratuité des transports "pour les jeunes et les précaires". (C’est de la charité, pas de la politique...)

La migration électorale de gauche qui n’existe (presque) pas

Ce qui est remarquable, statistiquement, c’est que les jeunes votant Bardella n’apportent pas au RN de "nouveau" terreau de gauche. L’enquête la plus précise établit qu’en 2024, plus de huit nouveaux électeurs RN sur dix venaient de Macron ou de la droite. Le stock de voix "social" était épuisé depuis longtemps. Alors pourquoi les 30% de jeunes pour Bardella nous concernent ? Parce qu’ils ne votent pas pour Bardella. Ils votent contre l’absence d’alternative. C’est un vote de dépit, pas d’adhésion. Les trois quarts de ces jeunes auraient pu soutenir un parti de gauche crédible, anti-Macron, parlant d’emploi et de pouvoir d’achat réel. Mais ce parti n’existe plus.

La gauche n’a pas perdu ces jeunes, elle n’a jamais su les retenir.

Quelques chiffres l’illustrent cru : 41% des jeunes au chômage envisagent de voter Bardella. L’énorme majorité des moins de 30 ans jugent l’argent essentiel à leur bonheur (93%). Plus d’un tiers ne peut couvrir que ses besoins vitaux. Ces chiffres ne parlent pas d’identité ou de sécurité ; ils parlent de survie. La gauche, elle, oppose des programmes "réalistes" : augmenter le Smic à 1600 euros nets, c’est bien, les écologistes et le PS rivalisent de timidité. Le RN, lui, promet 10% de hausse de salaire sans charges patronales. C’est démagogique, c’est irréaliste, c’est économiquement nuisible, mais au moins, cela parle aux gens qui crèvent d’inanition.

Le pouvoir d’achat : le sujet que la gauche a cédé

Il y a un paradoxe cruel au cœur de ces élections, le pouvoir d’achat devrait être la chasse gardée électorale de la gauche. C’est un sujet "social" par excellence. Mais la gauche s’est enfermée dans une posture d’opposition symbolique à Macron sans jamais proposer une alternative convaincante.

Examinez les propositions. Le Nouveau Front Populaire (NFP, la coalition de gauche 2024) proposait d’augmenter le Smic à 1600 euros nets. Le RN promettait une exonération de charges pour une augmentation de 10% des salaires. Économiquement, le RN est catastrophique, il accroîtrait l’inflation et la dérive budgétaire. Mais électoralement, c’est une proposition qui a un corps, une énergie, une promesse. Elle parle à celui qui gagne 1400 euros et doit choisir entre l’électricité et les vêtements d’hiver pour ses enfants.

Or, voilà le problème de la gauche, elle a aussi perdu le contrôle du récit "social". Plutôt que de proposer des solutions audacieuses au pouvoir d’achat, la gauche des années 2020 s’est paralysée par un "dénialisme budgétaire". Lors des élections législatives de 2024, Alternatives Économiques notait que "la gauche invoque les difficultés de pouvoir d’achat et puisant dans une tradition de tax & spend", c’est dire qu’elle recycle les recettes des années 1980 sans les adapter. Elle ajoute des mesures à la demande infinie, promettant ici une allocation jeunesse, là la gratuité des transports, ailleurs la nationalisation des autoroutes pour 40 milliards d’euros. C’est un "irréalisme similaire" au RN, selon l’analyse la plus charitableuse.

Sauf que Bardella porte cet irréalisme avec charisme et jeunesse. Il prétend avoir compris les colères sans les détailler. Macron l’a irrité, Mélenchon l’a condescendant, Hidalgo l’a ridiculisée. Bardella, au moins, semble écouter. C’est la tête de liste la plus jeune, la plus fluide sur les réseaux sociaux, celle qui peut dire "l’Europe se gave sur notre dos" en enfilant un sourire.

Dans la bouche de trois jeunes sur cinq, le silence

Rappelons-le, et c’est le détail que les médias occultent, 58% des moins de 30 ans s’abstiennent ou envisagent de s’abstenir aux élections. Un jeune sur deux doute d’avoir une idée précise pour se positionner sur l’échelle gauche-droite. Un tiers n’a aucune préférence partisane.

Cela signifie qu’un océan de jeunes est orphelin. Ils ne croient ni en Macron, ni en Bardella, ni vraiment en la gauche. Mais comme ils doivent choisir, ou que les médias les poussent à le faire, ils choisissent celui qui crie le plus fort. Et c’est Bardella.

Entre 2017 et aujourd’hui, l’autopositionnement à droite chez les jeunes est passé de 23% à 33%, tandis que celui à gauche chutait de 18% à 16%. Mais ce chiffre, "droite", masque un vide abyssal. Ce n’est pas un vote de conviction, c’est un vote de frustration. Les jeunes libéraux ne vont pas voter Bardella, les jeunes de classes moyennes supérieures continuent Macron. C’est chez les déclassés, les ruraux, les fils d’ouvriers que le RN pêche.

Et ce qu’il pêche, c’est l’absence de proposition de la gauche.

L’incompétence pour 2027

Jordan Bardella est incompétent. Son programme économique est dangereux, son expérience quasi inexistante, sa maîtrise technique vacillante. Tout cela est vrai et documenté. Mais ce n’est pas ce qui explique que 34% des jeunes le préfèrent. C’est un détail pour eux, un détail qui ne les concerne que de loin.

L’incompétence réelle, celle qui gâche l’électorat de gauche depuis une décennie, c’est celle d’une gauche incapable de se reconstruire, incapable de parler aux jeunes sans les infantiliser ou les moraliser, incapable de proposer autre chose que des promesses creuses et un autoritarisme déguisé. Le PS s’est effondré et ne s’en est jamais remis. Mélenchon a trahi ses promesses de renouveau en installant une dictature du bureau politique. Et plutôt que d’offrir une alternative, la gauche s’est repliée dans un splendide isolement idéologique, tandis que les jeunes de campagnes, représentant une part énorme de la France, regardaient les services publics disparaître et la précarité médicale, sociale et économique exploser.

Bardella ne gagne pas les élections. C’est la gauche qui perd les jeunes. Et elle le fait à chaque élection depuis 2015. Tant qu’elle ne comprendra pas qu’elle a cédé l’hégémonie du récit "social" à l’extrême droite, et que seule une reconstruction radicale, fondée sur la démocratie interne, la décentralisation du pouvoir, et des propositions audacieuses sur le pouvoir d’achat et l’emploi, peut arrêter cette hémorragie, elle continuera de s’enfoncer jusqu’aux élections présidentielles de 2027.

Les jeunes ne votent pas Bardella pour ses idées. Ils le font par défaut. C’est à la gauche qu’il revient de devenir digne de ce désir refoulé d’alternative. Pour l’heure, elle l’en rend bien incapable.

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