Kevin Bhema Vacher (avatar)

Kevin Bhema Vacher

Sociologue, militant et praticien de l'éducation populaire, activiste pour le logement digne, la démocratie et contre les discriminations. Marseille.

Abonné·e de Mediapart

24 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 septembre 2025

Kevin Bhema Vacher (avatar)

Kevin Bhema Vacher

Sociologue, militant et praticien de l'éducation populaire, activiste pour le logement digne, la démocratie et contre les discriminations. Marseille.

Abonné·e de Mediapart

Nos coeurs mouvementés : retour intime et collectif sur les mobilisations de 2023 1/2

Au printemps 2023, la France connaissait l’un des plus grands mouvements sociaux de son histoire. Mobilisé·es pour la défense des retraites, nous avons déferlé par millions et fait vaciller un pouvoir qui ne s’en est jamais remis. Alors qu’un climat de tension sociale inédit s’installe ces jours-ci, j’ai voulu publier ce texte intime et politique qui était resté dans un tiroir de mon ordinateur.

Kevin Bhema Vacher (avatar)

Kevin Bhema Vacher

Sociologue, militant et praticien de l'éducation populaire, activiste pour le logement digne, la démocratie et contre les discriminations. Marseille.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Avant-propos

Au printemps 2023, la France connaissait l’un des plus grands mouvements sociaux de son histoire. Mobilisé·es pour la défense des retraites, nous avons déferlé par millions et fait vaciller un pouvoir qui ne s’en est jamais remis. Alors qu’un climat de tension sociale inédit s’installe ces jours-ci, j’ai voulu publier ce texte intime et politique qui était resté dans un tiroir de mon ordinateur. J’espère que cette chronique nous rappellera les sentiments vécus, les histoires et l’Histoire que nous avons partagées l’époque. A la veille d’un 10 septembre que j’espère historique, ce texte publié en deux épisodes est une invitation à se remémorer mais aussi à multiplier nos points de vue sur ce que nous espérons vivre, à poser un regard tendre sur nos émotions et celles de celles et ceux qui nous entoureront. Je crois que dans ces émotions, nous pouvons puiser une ressource collective incroyable.

Texte : Kevin Bhema Vacher

Illustrations : Laura Alarcon

Photos aditionnelles : Mathilde Larrere / Laurie Mie / Kevin Vacher

Au sortir de la mobilisation pour nos retraites de l'hiver et du printemps 2023, nous nous étions interrogé·es avec Laura, qui a illustré cette chronique, sur le sentiment de peur qui nous enserrait malgré l’extraordinaire énergie populaire de cette période. Percuté·es par la nouvelle défaite politique qui nous était infligée, nous avions besoin de puiser dans de nouvelles ressources. Rares sont les bilans intimes que nous avons l’occasion de lire, rares sont les moments où nous nous interrogeons sur ce que nous avons ressenti avant de repartir bille en tête. Les mobilisations historiques que nous avons vécues le méritent pourtant, surtout à l’approche d’une nouvelle séquence d’une telle intensité, qui va mettre une nouvelle fois à l’épreuve nos émotions, après une année continue de crise politique.

Souvent, les militant·es laissent ces récits itimes à la littérature et au seuls arts sensibles, comme s’ils n’étaient que des souvenirs à raconter à nos enfants, pour celles et ceux qui en auront. Comme si, une fois les grandes questions politiques épuisées par l’Histoire, nous pourrions nous occuper des émotions vécues. Comme s'ils n'étaient que des préoccupations individualistes, qui ne participaient pas à faire collectif. Je crois que c'est une erreur. L’insatisfaction de la défaite laisse ainsi d’autant plus facilement place à la crainte de nouvelles attaques, sans que nous prenions le temps de conserver le souvenir du sentiment de puissance qui nous a traversé, sans lui laisser le temps de nous transformer. Piégé·es dans un duel incessant face au pouvoir dont nous ne maîtrisons ni l’agenda ni les règles du jeu, nous redevenons aveugles à ce qui nous a appartenu de façon irréductible : nos mémoires, nos sentiments, nos liens (re-)construits, ceux qui pourtant nous faisaient nous lever chaque matinée de grève, de manifestation, d’action. Nous quittons donc les pas de nos camarades de cortèges pour revenir en arrière. Rarement nous prenons le temps de comprendre la qualité des affects qui ont fait de nous une communauté de valeurs. Nous la laissons se dissoudre dans les lendemains de défaites. Nous laissons s’évaporer ce qui a fait de nous une foule unie.

Dans cette chronique dédiée au mouvement social pour nos retraites que nous venions à l’époque de vivre, nous voulions mettre en débat ces émotions. C’était pour nous une façon d’affronter la froideur patriarcale qui aimerait reléguer cette question au rang des occupations « pas sérieuses » en comparaison des « grandes tâches » (la gestion du syndicat, la prise de parole, la stratégie…) des mouvements sociaux. La pensée féministe nous a appris que l’intime est politique. Ici, nous voulons interroger nos propres intimités aux regards d’autres, en faire des choses politiques et inversement, faire de la chose politique une question intime.

Illustration 2

Après avoir lu une quarantaine de témoignages, de vocaux, de mails, de récits glanés aux détours des dernières manifestations et qui avaient fait suite à notre appel à témoignage, nous avions écrit et illustré cette “chronique de nos coeurs mouvementés”, puisant dans l’expérience commune d’une mobilisation. Deux ans plus tard, je crois qu’elle nous permet relire nos liens ordinaires comme des gisements du pouvoir collectif que nous cherchons à construire en cette veille de 10 septembre. Si nul ne croit désormais que les manifestations suffisent à renverser le pouvoir, elles sont des espaces sensibles caractérisés par la démonstration d’une force collective singulière. C’est ce qu’en a appris Marie[1] qui nous a écrit ceci : « Je reviens souvent fatiguée de ces marches qui durent des heures, mais remplie d'espoir, nourrie. On entend beaucoup que "les gens" sont individualistes, mais je suis convaincue qu'ils et elles sont toustes capables de solidarité. Tout le monde aime être aimé, tout le monde aime écouter des histoires, tout le monde aime le beau et avoir des émotions qui font du bien et épanouissent... sauf quelques gros tarés qui aiment le pouvoir, l'argent et la domination. Mais le peuple, ça aime faire la fête et rendre service ». Si Marie a raison, alors nous touchons déjà là à quelque chose qui ne peut nous être spolié.

Ce n’est pas faute d’essayer mais le système colonial, patriarcal et capitaliste ne réussit jamais totalement à marchandiser de telles expériences. Là se cache peut-être une ressource qui participera à nous rendre victorieux·ses.  Nous nous aimons quand-même au-delà du capital et de la domination. On se démerde comme on peut, dans nos lieux de sociabilité, en manif, même au travail ou sur des applications, dans les conditions qui sont les nôtres, qu’elles soient financières ou émotionnelles. Peut-être que l’essence même de nos amours, même les plus quotidiens et normatifs, est l'une des seules choses qui ne peut nous être volée. Ce serait donc ici que se nicherait notre capacité de résilience, de résistance, de révolte, à condition que nous trouvions collectivement les conditions pour que ces amours soient émancipateurs et non le prétexte de nouvelles violences. Dans le cas précis des émotions en contextes militants, ces émotions se forgent dans des moments de rupture avec le cadre existant.  Lorsque nous rompons avec le contexte capitaliste, colonial et patriarcal, ne serait-ce qu’un instant, en un lieu, dans un groupe, de nouveaux champs des possibles s’ouvrent à nous. Si la politique peut se définir par la proposition d’un regard nouveau et global sur le monde, alors comment les affects, qu’ils soient amoureux, amicaux, familiaux, de camaraderie, peuvent-ils être ignorés du périmètre de ce qui fait politique ? Intimement, aimer un·e autre c’est apprendre de son regard sur le monde, le faire sien. Aimer une foule, un mouvement, un collectif, c’est adopter le rapport au monde d’une communauté, choisir de faire sécession des appréhensions pessimistes qui plombent nos quotidiens.

Nous voulions à l’époque chercher dans nos vies intimes et ordinaires des récits comme autant de gisements d’autres choses qu’on ne pourra pas nous prendre. Nous voulions parler de nos choix d’aimer, comme modes émancipateurs, sans pour autant céder à la naïveté. Comme nos relations, nos mouvements sont en effet traversés de dominations, de violences. Ils sont contraints par une société qui ne change pas aussi vite que nos âmes, qui leur résiste même, parfois. En repartant des nombreuses autrices qui nous précèdent et ont écrit sur ce sujet, nous voulons humblement participer à faire masse, faire collectif, faire politique à partir de nos intimités, nous offrir l'occasion d'une douceur. Nous avons pris comme fil rouge nos propres interrogations, nos propres histoires, pour regarder les vôtres, laisser se créer des échos. Les témoignages reçus à l’époque étaient essentiellement ceux de femmes hétéros et de de personnes blanches. Il y a encore du chemin à parcourir pour faire parler mes congénères masculins, parcourir d’autres formes d’engagements et d’espaces sociaux-raciaux, nous relier au-delà de l’hétéropatriarcat.


[TW : l’encadré suivant parle de viols, sans pour autant raconter de faits précis]

Il y a une absence qui se répètera dans ces lignes : celle des personnes victimes d’agressions sexistes et sexuelles, des femmes violentées, violées, isolées. Deux témoignages nous ont été transmis à ce sujet, relatant de tels faits commis par des hommes qui continuent à fréquenter nos mouvements et à y être visibles. Les personnes qui nous ont écrit se sont vues ôter leur appartenance à leurs collectifs, par la présence et la prédation d’hommes « militants », par l’absence de soutien et d’accompagnement de la part des « camarades », par la peur traumatique d’être à nouveau confronté·es aux agresseurs. Il s’agit d’un sujet qui reste trop souvent tabou, ignoré et qui nécessite une lecture particulière. La question des violences sexistes et sexuelles se pose de la même manière dans les mouvements sociaux. Cette asymétrie rend manifeste les rapports de pouvoir et de domination de genre. Ce problème majeur se reproduit dans les milieux militants, même lorsqu’ils se veulent antisexistes ou « en déconstruction ». Nous reconnaissons ces violences, ces asservissements de l’autre comme des questions politiques et systémiques qui fragilisent nos forces collectives, nos possibilités de s’unir et d’agir en sûreté.

À la demande des personnes concernées, nous ne citerons donc pas leurs récits. Nous ne faisons pour autant pas silence mais protégeons ces femmes qui nous ont partagé leurs intimités. Nous tenons à leur exprimer, et plus généralement à toutes les personnes qui subissent de telles violences, que nous les croyons et les soutenons. Elles ont été mises à l’écart des mouvements de ces derniers mois. Elles n'ont pas pu être des nôtres autrement que par la pensée. De ces engagements brisés, ce sont également nos mouvements qui s’en voient amputés.


Episode 1 : le sens des retrouvailles

Illustration 3

Être amoureux·ses, ami·es, faire famille en manifestation, c’est donner à ces relations un nouveau cadre, être dépassé·e par l’émotion d’autres. C’est comme les hormones d’une première rencontre, d’un coup de foudre, la connexion qui lie deux regards lointains, on ne sait pas d’où ça vient mais ça nous dépasse, ça nous transforme. “C’est juste baigner dans un jus d’affection dont on ne peut plus se passer.” comme nous l’a écrit Lise. Après avoir lu cette chronique, mon amie Sarah m’a envoyé cette citation de Jia Tolentino qui illustre parfaitement ce propos : “[...] dans ma vie, il m'a toujours semblé très clair que le plus grand sentiment de liberté, le plus grand sentiment de plaisir, le plus grand sentiment de sens que j'ai eu était dans une perte d'individuation. Les moments où vous sentez les limites de vous-même glisser. Vous pouvez faire partie de quelque chose, que ce soit un mouvement civique, une fête, une piste de danse, une manifestation. Simone Weil a résumé cela parfaitement, ce sentiment est une présence d'amour en vous qui est si grande qu’elle peut faire disparaître le moi. Les moments où je me sentais le plus vivante sont ceux où les frontières du moi disparaissaient.[...][1].

Dans nombre de vos témoignages, la manifestation a été cette expérience de s’abandonner dans les bras de la foule, au profit d’un amour saisissant l’âme, l’esprit et le corps. J’ai donc voulu explorer mes propres pas suivant les vôtres dans ce premier épisode. J’ai voulu observer le sens donné à ces retrouvailles, à ces moments de luttes qui sont venus accueillir de nouvelles rencontres et perturber les anciennes.

***

"Mieux que n'importe quel jour de syndrome prémenstruel"

Marie nous a proposé pour décrire cette force de la foule une métaphore cinglante : « il y a un truc quand je vois le cortège de tête, pffff, ça m'attrape par l'espoir. Ça m'émeut de ouf le collectif quand c'est beau. Je me dis "tous ces gens sont sortis de chez eux, déter’, alors que c'est la merde, et ils sont là". Et hop, la chiale. Les manifs ont toujours cette capacité à me faire monter l'émotion mieux que n'importe quel jour de syndrome prémenstruel ». Ayant un corp masculin, je ne vois évidemment pas très bien ce dont on parle, mais cette émotion m’a rappelé celle que j’ai ressenti le 19 janvier, lors de la première manifestation de cette séquence, qui elle-même m’avait rappelé le 9 mars 2016, l’impulsion de la mobilisation contre la loi travail. Ce cortège-là avait sa particularité d’avoir été bricolé hors des organisations syndicales, appelée par des youtubeurs et une pétition massive, laissant une énergie particulière se dégager. Avec ma compagne de l’époque, nous nous étions laissé·es emporter par la vitesse inhabituelle des pas du défilé, grisé·es par ce rythme cadencé et l’envie dévorante de continuer. C’est peut-être ça qui a changé de nature depuis : on s’approprie de plus en plus spontanément nos cortèges, avec joie et créativité. Un anonyme nous raconte comment il s’était fait attraper non seulement par le mouvement, mais plus spécifiquement par cette fanfare qui a labouré les cortèges lyonnais : « Au début j'ai acheté un tambour pour faire l'animation du cortège de mon syndicat puis un jour un gars de la fanfare est venu m'interpeller en manifestation pour que je vienne jouer avec elleux. […] C'est toujours hyper intense, je n’avais jusqu’ici jamais joué en groupe. Ça fait toujours quelque chose, d'être dans le rush, de devoir faire en sorte d'être synchro, de se prendre des lacrymos, de devoir courir. 🌱 ». A l’instar des corps, les instruments se synchronisent, dans un rythme, un mouvement qui est propre à la manifestation, comme à une relation.

Revenir par un effet d'ellipse à la clôture de cette mobilisation nous donne à voir combien ces débuts étaient forts. Le 6 juin 2023, lors de ce que nous savions être la dernière date de mobilisation pour nos retraites, je suis allé faire ce que je fais à chaque fois pour tenter de retrouver les traces d’une énergie qui s'essoufflait. J’observais les pancartes de mes voisin·es de manif’, comme autant de mots d’amours que nous nous adressions. Ils s’étaient étiolés, se répétaient, avaient perdu de leur créativité, preuve d’une relation qui se terminait. Nous avions alors perdu ce que Sybille me décrivait ainsi : « ce qui m'a marquée, c'est [la] profusion [de pancartes] en fait. Partout où mon regard se portait, j'étais sûre de rencontrer une punchline, un dessin, une blague, un slogan. Ça changeait de l'hypervigilance de regarder où sont les flics, est-ce qu'ils ont leur casque, par où je pourrais m'échapper si besoin. Voir toute cette créativité n'a fait que renforcer mon sentiment d'être au bon endroit, au bon moment. À ma place. ». Dans son premier mail, elle me disait aussi avoir le sentiment « d'être là où je devais être et nulle part ailleurs. » et malgré sa peur de la répression, elle nous a raconté que « pendant la manif du 23 mars, je me suis rendue compte à un moment que j'avais oublié d'avoir peur [...] parce que j'avais été prise par la danse et par les sourires de mes ami·es. C'était comme une respiration, celle qui permet de reprendre son souffle ».

Illustration 4

Cette grande famille des camarades

Ce souffle des retrouvailles, accompagné de ces mots-sur-carton qui adoucissent les peurs, est aussi celui d’une grande famille qui oublie de s’engueuler. Nous sommes alors pris·es par la joie de renouer avec une famille de camarades. Estelle a manifesté avec son compagnon et ses enfants et leur histoire s’entremêle avec la cause : « C'est pas toute notre vie [les manifs] mais un peu comme les enfants petits, l'idéologie, ça soude, ça colle et re-recolle, ça gole-ri des raclures et ça rigole des refrains hurlés sur les camions de la CGT (Pierrot de la CGT Energie Marseille tu nous as fait rêver). ». Pour celles et ceux qui savent, effectivement, Pierrot nous a fait rêver. Tellement, qu’une chronique entière pourrait être dédiée au cortège de la CGT Energie des Bouches-du-Rhône, cherchant son équilibre entre un ouvriérisme viril et une joie populaire et inclusive. Le 1er mai, j’étais venu avec un petit micro pour tester notre appel à témoignage (écrit sur une grande pancarte) au milieu de la foule marseillaise. Laetitia, jeune étudiante venue en famille avec sa tante et sa marraine qui l’ont « initiée » ces derniers mois, y voyait « Marseille dans toute sa splendeur ». Pierrot et ses ami·es sont devenus à Marseille des oncles familiers, un peu gueulards mais qu’on aime retrouver. Après être passé voir ce petit monde, je continuais la plupart du temps ma déambulation. Tel un rituel, je passais mécaniquement voir les copains et copines du cortège de l’Union Locale CGT de Martigues. Ce n’est que le 6 juin que j’ai compris pourquoi : j’avais étrangement besoin de réentendre cette chanson familière, que pourtant je déteste mais qui passe en boucle au plus grand bonheur des manifestant·es, m’assurer que tout le monde est bien là et d’humeur festive. Je vous partage ce son entêtant, qui parle d’amour pour “les femmes du XXIème siècle qui méritent qu’on les respecte”[3] (...sic) et que vous avez peut-être également entendu en Feria ou à d’autres fêtes estivales : écoutez "la Goffa Lolita" .

Dans cette douceur presque familiale que je retrouve en retournant à chaque fois au cortège des martégaux et martégales (les habitant·es de Martigues), de nouveaux liens se créent. Célia semble s’être plongée corps, cœur et âme dans une expérience similaire, devant des usines qui aurait pu être celles de Martigues. Elle s’est trouvé un piquet de grève où passer ses soirées et parfois danser autour de boules à facette installées sous le barnum. Elle s’y est fait de nouvelles et nouveaux ami·es, qui lui ont permis de panser une rupture amicale douloureuse. Son récit en est délicieux :

« Comme il est séduisant ce retraité en gilet rouge qui nous raconte son usine sous le barnum du piquet où s’engouffrent les rafales de vent. Un Robin des bois s’affaire sur la tireuse à bière : il en refait les joints et ses gestes m’hypnotisent. Une maraîchère gère la plancha, je la reverrai à ce même poste à chaque départ de manif, la « préposée à la plancha ». Une Thaïlandaise qui ne parle pas un mot de français a l'air de s'emmerder ferme, on baragouine en anglais. Je viens dorénavant tous les soirs après le boulot sur le piquet, j’assimile les prénoms. Je m’inquiète pour deux d’entre eux qui sont en grève perpétuelle depuis le début, siphonnés par une spirale alcoolique. Deux métallos découpent le fond d’un baril pour en faire un brasero. Un autre vient en Porsche et ça me désole. Ces deux-là se tiennent dorénavant la main en manif, ils me mettent le sourire ».

Au goût séduisant de la plancha se mêle celui brûlant des hormones, des rencontres qu’on aimerait faire et qu’on a faites, à force de croiser un regard devenant familier et doux à nos yeux. Ces « crushs de lutte » ont émaillé vos récits (nous en reparlerons dans le second épisode de cette chronique). Célia poursuit : « Je jette un œil au tableau blanc où s’inscrivent les malheureux qui vont tenir la nuit en effectif réduit mais je ne suis ni de l’usine qui filtre le trafic des poids lourds, ni cégèt, ni même une connaissance antérieure. Il y a bien un prénom à côté duquel j’aurais griffonné le mien pour passer la nuit avec mais je mens, je ne l’aurais pas fait, c'était l'élan qui me faisait palpiter. ».

Le spectre de nos relations est mis en branle, en tension, en question par toute cette intensité. Il se laisse porter par un nouveau mouvement qui ne nous appartient pas, dans lequel notre légèreté peut se laisser entraîner. Ce sont les pas de nos partenaires éphémères qui nous guident alors. Dans ce nuage d’une relation naissante, dans la tendresse de cette relation familiale, naissent tout de même des points de tension, des moments de discordance entre le temps de la révolte et celui du quotidien. L’histoire de Célia lui a permis de se plonger pleinement dans “l’amour de la lutte” et d’aller au-delà d’une rupture amicale mais une fois ce moment passé, certaines plaies sont restées.

Illustration 5

Des liens pourtant  distendus

Nos passés et nos présents se trouvent ainsi percutés de façons contradictoires par cette nouvelle situation. Parfois, ces tiraillements ne débouchent sur aucune option satisfaisante, voire aucune option tout court. Cette grande famille des camarades se vit dans des contextes singuliers qui peuvent ne laisser que peu de place à nos autres familles. Julie a par exemple ressenti ce qu’elle décrit comme des « loyautés distendues » lorsqu’elle a tenté d’emmener son fils manifester :

« Les bruits de détonations l’inquiétaient, je n’arrivais pas à rejoindre un groupe de connaissance pour permettre qu’il soit entouré de gens familiers, avec lesquels créer quelque chose d’une appartenance conviviale à laquelle l’inviter. Quand j’ai abandonné et qu’on s’est retrouvés assis devant un chocolat chaud ensemble, il a fini par avoir les larmes aux yeux. […] Je me sentais tendue et impuissante, bloquée entre des fidélités contradictoires, incapable d'aller au bout de mes convictions politiques et incapable d'être un parent vraiment calme, paisible et disponible. ».

En tentant de partager son histoire avec ses proches, ce tiraillement trouve un nouvel écho : ses ami·es non-politisé·es lui expliquent qu’ “qu’on ne peut pas tout faire en même temps” tandis que ses ami·es-camarades bénéficient eux et elles de situations financières et familiales plus aisées,  plus stables et dans lesquelles elle ne se reconnaît pas. Julie se sent ainsi confrontée à une “individualisation de la responsabilité de la tension liée au soin des enfants ou au soin en général” (elle est psychologue en hôpital). En lisant le récent essai de De Lagasnerie sur l’amitié, elle s’est sentie à nouveau confrontée à cette même injonction, à “quelque chose que j’ai trouvé hardcore sur la vie familiale et les enfants qui – sans lien avec des questions économiques, matérielles, de partage politique et intime de la question du soin – représenterait en soi une sorte de renoncement à des liens multiples et vivants d’amitié, d’appartenance, d’ouverture au monde. J’ai trouvé ça hyper dur à reçevoir !”. Elle conserve pourtant la conviction qu’habituer son fils à ces cortèges est également une façon de prolonger leurs discussions sur la justice et l’égalité. Elle a également fini par pouvoir en parler avec une amie avec soulagement, rire et compréhension mutuelle.

Autour de nous, les militant·es parlent beaucoup de stratégie pour faire face à la répression, de techniques de sécurité, de « legal team ». Ce sont des sujets cruciaux mais leur répétition peut également détourner notre attention de l’impact que la répression policière a sur nos esprits et nos relations. Il faudrait parler de nos entourages, de ceux et celles qui nous accompagnent parfois de loin, de l’importance du cadre affectif dont elles et ils sont garant·es malgré elles et eux, et de l’impact de ces violences sur chacun·e. Célia, note par exemple qu’ “à force d'échanges avec [ses proches] pour leur expliquer ce pourquoi je me battais, en leur parlant du bonheur ressenti en manifestation, des rencontres que j'y ai faites et en voyant à quel point j'allais de mieux en mieux, iels ont fini par comprendre. Malgré tout, iels persistaient à me demander d'arrêter, parce qu'iels avaient peur pour moi. J'ai vraiment ressenti leur angoisse en voyant les images des violences policières à la télévision. Des ami·es m'ont engueulé parce que je retournais encore et encore en manifestation. Mes parents étaient angoissés pour moi, à chaque fois. Mon frère me disait que je perdais mon temps.”. Elle note par ailleurs que “ce sont principalement les hommes de mon entourage qui balayaient mes ressentis d'un revers de la main, tandis que les femmes l'entendaient davantage”.

Des distances qu'on ne peut pas raccourcir

Parfois, nos proches sont présent·es dans nos espaces de lutte et pourtant, cela ne suffit pas à produire ces retrouvailles si douces dont nous voudrions nous délecter. Même lorsque vous partagez le pavé battu avec vos proches, l’ombre de ce qui se trame dans votre quotidien poursuit son propre chemin. Animé par le récit de vos liens distendus, j’ai pensé moi aussi à mon propre cœur mouvementé : “J’avais commencé cette mobilisation avec une amoureuse. Notre relation s’était nouée entre les banderoles. Notre rencontre se mêlait à celles de nos ami·es respectif·ves que nous rejoignions à l’occasion de ces défilés. Ce mouvement a été exceptionnel, mon histoire intime également. Les deux ont pourtant bifurqué en cours de route. Défiée par nos traumatismes personnels respectifs, notre histoire n’a pas survécu. Mon amoureuse des débuts de ces marches n’était pas là le 6 juin, retenue par son travail, et cela résonnait pour moi avec l’ambiance de cette fin de mouvement. Pendant plusieurs mois, j’avais continué à la chercher dans la foule en ne la trouvant que rarement. J’ai su longtemps après qu’elle en faisait de même. Mais nous n’attrapions plus nos regards, ces défilés n’étaient plus un espace dans lequel se connecter. Nous ne nous retrouvions plus et j’investissais alors ma liaison avec le cortège en espérant qu’elle me satisfasse, tel un palliatif. Pendant plusieurs semaines, venir en manifestation avait été donc un vrai moment de frustration comme d’intensité, celle de retrouver l’amant·e passionnel·le que le cortège marseillais était devenu pour moi, tout en laissant filer l’amour intense avec lequel je suis entré en mobilisation”.

Recevant le témoignage de Jacky, nous avons longuement discuté de l’incompatibilité entre nos histoires intimes repectives et le moment collectif que nous vivions, de comment l’intensité et la qualité de nos moments de camaraderie n'effacent jamais la dureté des rapports humains tels qu’ils se perpétuent. Lorsque la vie “normale” s’invite sans qu’on ne lui ait rien demandé, hors ou même pendant ces temps ou espaces d’intensités particulières, elle révèle également les limites de ce que nous vivons. Jacky a été diagnostiquée récemment comme neuro-atypique. Cela lui permet désormais de mieux saisir comment elle appréhende les moments collectifs et de tensions que peuvent être les cortèges et l’espace militant en général. Pour elle, l’espace sensible, émotionnel, intense qu’ils peuvent être, devient un défi : « Une journée de travail de 8h c’est prévu pour une personne typique, valide, et ça continue dans nos sphères militantes aussi. Les rythmes ne sont pas évidents à tenir pour une personne pas valide ou neuro-atypique. Après une manif par exemple, je n’ai juste pas l’énergie émotionnelle, l’espace, d’enchainer avec une réunion. Être entourée par mille personnes toute la journée, avec le bruit, pour une personne hypersensible ça suffit déjà largement et à la fin je suis incapable d’interagir encore avec un groupe ». Elle raconte comment son compagnon, neuro-typique pour sa part et ayant plongé pleinement dans les tâches légitimes et dites masculines du mouvement, a un temps délaissé la relation : « soit je m’engage comme lui et je l’accompagne dans tout ce qu’il fait, manif, conférence etc. pour passer plus de temps ensemble soit j’ai d’autres relations dont je veux prendre soin, d’autres choses à découvrir. J’ai pris beaucoup soin de nous, de cette relation. Ça ne se voit pas forcément beaucoup mais notre amour était toujours là en soutien pendant qu’il militait. Si les deux courent dans des choses différentes, si lui va dans la lutte, ce qui est beau, mais qu’il n’y a pas de moment de soin, ça ne peut pas fonctionner. ».

Si le cortège est le lieu d’une émotion puissante, il ne suffit donc pas à produire les ruptures profondes auxquelles nous aspirons. Il nous faut nous autoriser à développer, cristalliser, bâtir autour de ces émotions des liens humains nouveaux. “Se rencontrer” réellement, prolonger ces passions en de véritables et nouvelles relations de soin et de tendresse révolutionnaire, devient ainsi notre défi. On m’a ainsi raconté qu’en mai 2023, nombre de néo-militant·es ayant participé au Pink Bloc parisien (le cortège queer des manifestations pour nos retraites) ont commencé à se dater hors des assemblées. Ils s'étaient fréquenté·es au gré des actions mais avaient laissé leurs “crushs de manif” en suspens pour pouvoir s'impliquer de plus belle dans la mobilisation. Outre la douceur d’une telle anecdote, j’y vois ici la belle opportunité de reconstituer nos relations en prolongeant l’expérience vécue. Je n’ai pas idée de ce que sont devenus ces rencards. J’espère simplement qu’ils ont permis de transformer les mois suivants de celles et ceux qui s’y sont retrouvé·es.

***

Illustration 6

Si comme moi, vous avez encore La Goffa Lolita qui résonne dans vos oreilles, la lumière d’une boule à facette dans les yeux et peut-être l’odeur de la plancha aux narines, vous avez peut-être maintenant les réflexions de Julie à l’esprit. Mieux encore, vous avez possiblement l’envie de créer des crèches autogérées pour rassembler toutes nos familles ou bien vos propres questionnements qui surgissent sur toutes les Jacky que nos mobilisations n’incluent que trop peu. Je l’avoue, vous laisser avec cet air entêtant mêlé à tout cela me fait rire. Mais ne croyez pas que ce soit par masochisme que je vais vous quitter sur ces notes. Je vais simplement vous laisser repenser aux cortèges traversés et aux rencontres qui vous ont traversé·e. À la lecture de vos témoignages, j’ai eu l’impression que chacune des dates de mobilisation avait été comme un date, une rencontre, pour nous toutes et tous, entre nous, avec ces beaux moments et ses contrariétés. Une fois parcouru cet espace sensible de retrouvailles, c’est donc de ces rencontres que je veux vous parler dans le second épisode de cette chronique. Je reprendrai ce récit de nos cœurs en mouvement social pour vous parler de ce qu'ils ne nous voleront jamais, de nos liens entremêlés, de ce qu’ils disent d’une société nouvelle et de l’amour-camaraderie - pour reprendre le mot d’Alexandra Kollontaï - qui jaillissent dès maintenant, mais aussi des défis qu’il nous reste à affronter.


[1] L’ensemble des prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat de chacun·e, tout en cherchant à choisir des pseudonymes qui correspondent à l’imaginaire des teintes sociales et raciales des véritables prénoms. Nous remercions encore ici chaque personne ayant participé à cette chronique pour nous avoir autant ému·es.

[2] https://lesglorieuses.fr/jia-tolentino/?utm_medium=email&utm_campaign=Les%20Glorieuses%20-%20Saison%20VIII%20-%20Episode%203&utm_content=Les%20Glorieuses%20-%20Saison%20VIII%20-%20Episode%203+CID_de93ec38b12f06e18ce10608374a60fe&utm_source=Email%20marketing%20software&utm_term=Lire%20la%20mme%20chose%20en%20ligne

[3] L’auteur de cette chanson raconte dans ses interviews que la version originale, datant des années 50, était une chanson paillarde et qu’il a voulu lui donner un nouveau ton plus respectueux.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.