Kevin Bhema Vacher (avatar)

Kevin Bhema Vacher

Sociologue, militant et praticien de l'éducation populaire, activiste pour le logement digne, la démocratie et contre les discriminations. Marseille.

Abonné·e de Mediapart

24 Billets

0 Édition

Billet de blog 13 octobre 2023

Kevin Bhema Vacher (avatar)

Kevin Bhema Vacher

Sociologue, militant et praticien de l'éducation populaire, activiste pour le logement digne, la démocratie et contre les discriminations. Marseille.

Abonné·e de Mediapart

Notre morale, celle du Hamas et de l’Etat d’Israël

La situation à Gaza et autour remet une nouvelle fois en question notre capacité à prendre position pour la justice. Le soutien à la libération de la Palestine est plus que jamais indispensable, l'intransigeance face à l'antisémitisme l'est tout autant. Pour cela, revenir à une morale choisie, révolutionnaire et intersectionnelle n'est pas une option.

Kevin Bhema Vacher (avatar)

Kevin Bhema Vacher

Sociologue, militant et praticien de l'éducation populaire, activiste pour le logement digne, la démocratie et contre les discriminations. Marseille.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a quelques jours, je me suis replongé dans des vieilles lectures. De celles qu’on pense parfois dépassée, d’un autre temps, déconnectées du réel. Ces derniers jours, j’en ai eu besoin pour m’extirper de la nausée [1]. Dans la guerre qui oppose le Hamas et l’Etat d’Israël, j’ai lu beaucoup de choses qui m’ont gêné voire glacé le sang [2]. Il y aurait deux « camps » binaire et homogènes que nous devrions rejoindre. Politiques et médias nous imposent cette situation, en invisibilisant le massacre en cours à Gaza, en amalgamant toute position pour la paix à celles du Hamas. Cela produit un effet de polarisation terrible sur tout pacifiste et anticolonialiste : le champ des possibles se retrouve réduit.

Je suis terrifié de penser que Gaza risque d’être écrasée au prix de la mort de milliers de civil·es, palestinien·nes et israélien·nes. On a l’impression de voir la fin de l’histoire se dérouler devant nous, sans ne pouvoir y faire quoique ce soit. Dans une telle situation, je n’ose même plus exprimer ma double compassion pour toutes les victimes, je ne sais parfois plus quoi penser.

Illustration 1
La ligne d'horizon derrière Gaza

Mon choix est et a toujours été celui de la libération des peuples, de tous les peuples. Pour un tas de raisons historiques, politiques et personnelles, la libération du peuple palestinien me marque particulièrement. Pour d’autres raisons qui n’ont que peu à voir, je m’oblige aussi à ne plus jamais penser l’oppression raciale sans la saisir dans sa diversité. Cela m’a amené à repenser mon propre rapport à l’antisémitisme, en tant que personne non-juive vivant dans un pays où les gouvernant·es instrumentalisent cette réalité qui n’a jamais cessée à des fins islamophobes.

Le principe de loyauté envers la cause palestinienne pourrait nous amener soutenir coûte que coûte toute action de la résistance palestinienne. Dans le cas du Hamas, à la fois acteur de cette résistance -qu’on le veuille ou non, organisation fondamentaliste usant de moyens de terreur contre les civil·es israélien·nes, contre son propre peuple et qui a acquis sa puissance au gré du soutien à peine voilé de la puissance coloniale, cette position n’est pas tenable. Elle pose évidemment de nombreux problèmes évidents : l’aveuglement face à la stupidité militaire et diplomatique d’une telle opération, l’absurdité de penser que la résistance ou que le peuple palestinien sont homogènes, mais aussi et surtout des problèmes de « morale ».

« Quand nos principes s’effondrent dans la tension de l’immédiat, repartir de nos choix moraux permet de retracer notre propre voie »

La « morale », c’est cette ligne de conduite que l’on s’impose, qui a vocation à être universelle, et qui vise à adopter des attitudes qui découlent de nos valeurs et qui se maintient au-delà du pragmatisme au temps présent. C’est celle qui doit nous permettre de ne jamais laisser l’un·e de nous de côté, de rester intransigeant·e face à toute situation d’oppression, par exemple antisémite ou islamophobe. Quand nos principes s’effondrent dans la tension de l’immédiat, repartir de nos choix moraux permet de retracer notre propre voie. Elle ne résoudra pas le conflit à Gaza mais peut-être qu’en discuter peut nous permettre de savoir quoi faire, ici et maintenant.

Les militant·es considèrent souvent la notion de morale comme « bourgeoise » ou « abstraite », comme si nous n’avions pas le temps d’avoir notre propre morale ou que celle-ci serait par définition réactionnaire. Souvent, on lit ou on comprend qu’il vaut mieux appliquer cet adage « la fin justifie les moyens », souvent attribué à Machiavel (sans véritable citation), aux jésuites ou à Trotski (dirigeant de la Révolution russe puis opposant en exil à Staline, assassiné par ce dernier). « Ça, au moins, ça nous permet d’agir », « ça, c’est être loyal·e aux nôtres », « ça, c’est l’antithèse de ce que les bourgeois, les colons, nous imposent ». « Ça », pour moi, est en fait l’une des faiblesses de notre pensée, dans une situation qui nous est difficile : nous ne nous autorisons pas à penser plus loin que l’espace de contrainte qui est le nôtre. Pour agir, être loyal·e aux nôtres et nous démarquer de ce que les puissant·es nous imposent, prendre le temps de forger notre propre boussole est toujours le meilleur chemin à prendre.

« La fin et les moyens »

Vraiment, je n’en veux à personne : chacun·e fait ce qu’iel peut avec le temps dont iel dispose et ce genre de réactions ont la sincérité de la spontanéité, l’audace de tenter de faire autrement. Elles traduisent le désespoir face aux situations terribles et nous permettent parfois de nous sentir libéré·es. Malgré les situations de violences hétéropatriarcales, classistes et racistes que j’ai pu vivre, j’ai conscience d’avoir la chance de pouvoir aujourd’hui ne plus devoir lutter pour survivre financièrement et m’autoriser des temps de pause pour écrire ce texte.

Je suis donc retourné lire « Leur morale et la nôtre » [3] que Trotski a écrit en 1938, au moment des grands procès staliniens et à la veille de la seconde guerre mondiale. C’est l’un de ses textes majeurs. Il y aborde ce fameux sujet : la fin et les moyens. J’ai toujours un grand intérêt à relire des auteur·ices de cette époque : iels écrivent dans un contexte russe, qui n’est pas celui d’une puissance coloniale « blanche ». Iels ont vécu un moment révolutionnaire unique puis une violente réaction stalinienne dont iels tirent des bilans très importants. Certain·es d’elleux, Trotski lui-même, l’ont payé de leur vie.

Une partie de la gauche et de l’extrême-gauche, consciemment ou non, s’applique donc cet adage, influencé par des interprétations falsifiées de ce qui a pu en être dit. Souvent, leurs postures trahissent une façon très « biblique » de penser (la référence coûte que coûte au Penseur). Mais admettons qu’il faille se référer « au texte » : ici comme en religion, les lectures dévoyées des « écrits » sont des opérations de manipulations mentales qui gâchent le propos originel.

« Le monde n’est pas binaire, il est fait de singularités de situations, de complexités qui s'interceptent, se croisent et nous obligent à penser constamment ce que nous faisons parfois les un·es aux autres et à nous-mêmes »

La morale que nous connaissons ayant historiquement été celle de la religion catholique, présentée comme abstraite et faisant fi des conditions matérielles d’existence des humain·es, elle nous rebute, à raison. Entendre par exemple que la « liberté » ne peut souffrir d’aucune entrave, quand bien même celle-ci se résume en fait à la liberté d’entreprendre au détriment de nos droits sociaux, est un exemple de morale que nous détestons. Nous devrions donc lui préférer l’action concrète, voire nous parer d’une nouvelle morale aussi tranchée mais cette fois « du bon côté » et soutenir ainsi tout ce qui viendrait des nôtres, en perdant de vue ce qui fait les contours de ce « nous ». Au mieux, nous tentons ici d’appliquer une morale qui assumerait sa singularité.

C’est pourtant une position qui, pour moi, nous condamne à être minoritaires, à abandonner notre propre force collective, notre « mission historique » : notre capacité à projeter le monde vers un avenir que nous seul·es pouvons construire. Nous pouvons nous sentir condamné·es dans la binarité qui nous est imposé·e et nous ranger à une mission déjà difficile : nous défendre. Je le comprends, et ne suis pas sans être tenté de me contenter de cela. Mais à chaque fois, je tente de me rappeler que ce serait alors renoncer à changer le monde, ici et maintenant comme dans le champ des idées. Depuis les années Trente, nous avons appris une chose fondamentale : le monde n’est pas binaire, il est fait de singularités de situations qui s'interceptent, se croisent, de complexités qui nous obligent à penser constamment ce que nous faisons parfois les un·es aux autres et à nous-mêmes. S’émanciper collectivement, c’est aussi s’émanciper de cette illusion de binarité qui nous a été imposée.

Trotski détaille dans ce texte un certain nombre de critiques face à la morale bourgeoise dont l’écho avec ce que nous vivons reste intact : l’hypocrisie des « moralistes » (ses contradicteur·ices), n’hésitant pas à déformer les propos de leurs adversaires pour mieux masquer leur propre usage « amoral » ou « immoral » des moyens (typiquement, les attaques faites aux positions pacifistes que certain·es ont prises ces derniers jours) ; la critique de la morale bourgeoise comme ne servant que les intérêts des puissant·es, là encore masquée sous les traits du « bon sens » (mon exemple précédent sur la « liberté » ; la nécessite d’une analyse empirique, ancrée dans le réel pour rompre avec de telles « duperies » (ce qui nous permet de repartir de ce que nous vivons avant de construire des principes abstraits).

Ces questions me semblent encore être les nôtres, puisqu’elles nous permettent de rompre avec les injonctions hypocrites qui nous disent en quelques sortes que notre droit à la révolte serait « immoral » puisqu’il ne respecte pas ce que l’on nous a appris sur la soumission à l’ordre existant et sa propre morale. Cela nous permet par exemple de comprendre pourquoi nous sommes certain·es à soutenir les révolté·es lorsqu’ils passent par l’émeute pour agir. Mais faire ce pas de côté ne veut pas encore dire avoir réussi à construire une morale alternative.

« Ce que nous choisissons de faire maintenant deviendra les conditions de ce que nous ferons demain. En une formule : « les moyens déterminent la fin ». »

L’auteur pose finalement une question importante : « La fin qui justifie les moyens suscite […] la question : et qu’est-ce qui justifie la fin ? ». Il tente d’y répondre en prônant « uniquement » les moyens qui « insufflent dans l’âme une haine inextinguible de l’oppression », qui nous permettent de « mépriser la morale officielle » et de prendre « conscience de [notre] propre mission historique, augmentent [notre] courage et [notre] abnégation. ». Il poursuit donc en soulignant que « tous les moyens ne [sont pas] permis. » et que « quand nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la grande fin révolutionnaire repousse, d’entre ses moyens, les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres ; ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes et leur organisation en y subsistant l’adoration des « chefs » ».

Ces quelques principes, si vous substituez à la lecture certains termes datés [4] par ceux d’aujourd’hui, nous donnent quelques éléments de morale révolutionnaire. Je tente de traduire dans l’ordre : faire communauté, s’émanciper des idées des puissant·es, penser par nous-mêmes et prendre confiance en nous. Puis : ne jamais devenir l’oppresseur·e des nôtres, faire à partir des personnes concernées, ne jamais se soumettre aux pulsions autoritaristes de certain·es.

Il conclut par une proposition de procédé logique : « Le matérialisme dialectique ne sépare pas la fin des moyens. La fin se déduit tout naturellement du devenir historique. Les moyens sont organiquement subordonnés à la fin. La fin immédiate devient le moyen de la fin ultérieure ». Là encore, je tente de traduire : on ne peut pas penser demain en faisant abstraction de ce que nous sommes devenu·es aujourd’hui. Ce que nous choisissons de faire maintenant deviendra les conditions de ce que nous ferons demain. En une formule : « les moyens déterminent la fin ».

Relire ce texte m’a donc rappelé certains fondamentaux. Oui, la fin justifie les moyens, et c’est ainsi que nous ne pouvons pas condamner par principe l’usage de la violence. Dans beaucoup de situations de résistances, la violence physique, militaire, même ladite violence qui sera qualifiée de « terroriste » par l’ennemi, peut être justifiée car elle est le moyen de survie dont les peuples disposent. Mais jamais nous ne pouvons oublier que les moyens déterminent la fin. En pratique : comprendre ce que nous faisons maintenant nous dit vers quel objectif et quel monde nous nous dirigeons. A chaque instant, et comme pour toute morale qui ne serait pas une façon hypocrite de s’imposer aux autres et de faire taire le débat, nous regardons la question des moyens dans les conditions qui s’imposent à nous nous interrogeons également sur là ils nous mènent.

« Ce sont des jours très difficiles, d’autres, plus durs, s’annoncent. Cela impose de s’en tenir plus que jamais aux principes. » [5] Elias Sanbar, ancien ambassadeur palestinien (Le Monde, 12/10/2023)

Si nous soutenons la résistance parce qu’elle est la réaction nécessaire face au colonialisme, nous ne nous empêchons pas d’admettre – à regret probablement, mais c’est ainsi – que le projet politique vers lequel les un·es et les autres vont, est tout aussi déterminant. C’est ici qu’intervient la morale : il est impossible de laisser de côté ce qui fait les valeurs cardinales auxquelles nous choisissons de croire, que nous voulons voir s’appliquer à chaque instant de nos vies, dans chaque espace de ce monde.

On me rétorquera peut-être que nous n’avons pas de leçons à donner aux palestinien·nes, qu’iels agissent comme bon leur semble. C’est vrai, et dans ce cas : nous voyons aussi que tout n’est pas homogène. Surtout, cela ne nous dédouane pas d’agir – peut-être en nous trompant parfois – au regard de ce que nous sommes et de notre rôle : quand nous soutenons telle ou telle position, nous agissons, faisons des choix, qui auront également leurs lots de conséquences.

On pourrait également me répondre que ce que je pose ici est mineur face à la situation que vive les palestinien·ne. Mais c’est en fait justement parce qu’iels luttent pour leur libération complète que nous devons nous garder d’adopter un regard blanc-occidental qui nous amènerait à homogénéiser notre vision de cette lutte, à la résumer à la terreur qu’impose le Hamas et à ne pas proposer une lecture tout aussi complexe que l’est celle que le peuple palestinien porte sur sa situation. Ce serait sinon participer à donner tout pouvoir au Hamas en l’érigeant en unique représentant de la cause, ce qu’a fait pendant longtemps l’Etat d’Israël. Les voix de Leïla Chahid ou d’Elias Sanbar proposent ainsi d’autres regard sur la situation.

Aussi, rappelons-nous de ce que nous avons appris de nos propres combats, par exemple que rien ne saurait justifier le sexisme, les LGBTQIAphobies ou le racisme en notre sein au nom de « l’honorable combat » porté par nos oppresseur·es. Non, l’antisémitisme et l’islamophobie ne sont pas des problèmes mineurs. Partout où ils se posent, c’est notre tâche que de devoir articuler le combat contre (notamment) ces deux formes de racisme. Personne ne le fera à notre place.

« La violence n’est pas neutre, elle a cette capacité singulière de traumatiser l’oppresseur et l’oppressé, les reliant ainsi inégalement dans un destin commun et dramatique. »

Tout moyen qui romprait donc avec ces valeurs est à exclure. Tout moyen qui ne nous rendrait pas plus fort·es, qui ne ferait pas de nous des humain·es vivant·es, meilleur·es, épris·es de justice, ne nous conduit pas à de bonnes solutions, vers de bonnes situations. Ainsi, la violence (et donc, ici particulièrement : celle du Hamas comme de l’Etat d’Israël) n’est pas un moindre sujet. Nous ne pouvons pas la regarder comme un simple moyen. Le peuple palestinien a droit de l’utiliser pour se défendre dans le cadre d’une guerre coloniale, c’est légitime, c’est de sa survie dont il s’agit. Mais la violence n’est pas neutre, elle a cette capacité singulière de traumatiser l’oppresseur et l’oppressé, les reliant ainsi inégalement dans un destin commun et dramatique.

Comme l’ont écrit par exemple certaines femmes Kurdes [6], elle est ici une violence masculiniste. Elle est également une violence antisémite, raciste, de terreur. Cela parce que sa nature dépend de qui la porte et de la façon dont elle est reçue. Il n’y a pas de trait d’égalité entre (1) une violence défensive, fruit de la réaction d’un·e opprimé·e dans une situation qu’iel n’a pas choisie, qui se défend spontanément au regard des moyens à sa disposition, (2) une violence militaire ou révolutionnaire qui serait ciblée vers les institutions, l’Etat colonial, son armée et (3) une violence de terreur, consciemment perpétrée en direction de civil·es, d’enfants, motivée par l’antisémitisme et la terreur patriarcale, conduisant à humilier des femmes publiquement, à capturer toutes celles et ceux qui peuvent l’être, sans considération pour les rapports de domination qui traversent leurs sociétés.

« Là où nous nous sommes nombreux·ses à partager l’expérience de l’oppression, le Hamas, l’Etat d’Israël et d’autres partagent eux cette violence de terreur qui nous divise. »

Ces rapports font de nous une communauté divisée. Ils nous dressent les un·es contre les autres, ils font des un·es les oppresseur·es souvent inconscient·es des autres, mais il n’empêche : dès que c’est possible, nous devons créer les conditions nécessaires à ce que nous devenions complices de nos propres libérations. Nous devons nous forcer à aller au-delà de l’analyse froide et pseudo-théorique, nous devons repartir des humain·es, de leurs trajectoires, de leurs expériences de vie, individuelles, collectives, familiales et politiques pour y trouver ce qui nous lie [7]. Il n’y a nulle naïveté à dire cela. Cela passe nécessairement par des situations de conflits entre nous, d’intransigeance - une nouvelle fois, de luttes multiples, qui se croisent, se contredisent parfois, nous le savons.

Dire cela n’est pas nier l’histoire et la nature coloniale de l’Etat d’Israël, le rôle de colon·es qu’occupent beaucoup de ses citoyen·nes, mais c’est ouvrir la voie à notre propre chemin pour dépasser une telle situation fondée sur un double traumatisme. Ici particulièrement, les palestinien·nes sont renvoyé·es au traumatisme de la Nakba, de massacres et d'humiliations permanents. De l'autre côté, et ce malgré les intentions coloniales de leur Etat, les juif·ves israélien·nes sont renvoyé·es au traumatisme de la Shoah qui a fait venir leurs ancêtres sur cette terre. Iels n'ont pas de terre où revenir, contrairement aux Pieds-noirs par exemple, et n'ont d'autres choix que d'être des colon·es de fait. Si certain·es choisissent de résister à leur propre gouvernement, d'autres restent passif·ves. Constater cela n'est pas tirer un trait d'égalité entre les deux situations à l'instant présent, mais comprendre l'intensité d'une telle situation pour celleux qui la vivent.

Là où nous nous sommes nombreux·ses à partager l’expérience de l’oppression, le Hamas, l’Etat d’Israël et d’autres partagent eux cette violence de terreur qui nous divise. Leurs liens sont d’ailleurs connus, comme ceux de frères ennemis qui partagent une même génétique politique viciée. Leur violence de terreur s’applique à l’autre « camps » comme à leurs propres peuples qu’ils déshumanisent. C’est le propre de la situation coloniale qu’ont construit l’Occident et les gouvernements israéliens successifs : elle détruit notre humanité à coups de grands incendies. Ici en France, nous n’y échappons pas non plus. Non pas parce que le conflit serait « importé » mais bien parce que notre Etat est complice de la situation actuelle et que nous recevons vivons dans l’injonction à penser ce qu’il se passe là-bas comme étant notre problème également.

« La bourgeoisie blanche-hétéro-patriarcale a cette chance : peu d’entre eux ont vécu ce à quoi le reste du monde doit s'affronter quotidiennement. »

On peut appliquer cette distinction entre la violence des opprimé·es et celle des puissants à de nombreux cas pour comprendre de la même manière que l’autodéfense féministe, la révolte émeutière, le choix malheureux de se diriger vers la criminalité organisée (je choisis volontairement trois cas très différents), sont des moyens qui ont leurs ambiguïtés mais qui restent ceux de la survie et de la colère. Mais jamais, absolument jamais, nous ne devons oublier de regarder qui décide des contours de cette violence, vers quel monde nous dirige-t-elle, contre qui est-elle dirigée et pour quel intérêt. Tout comme nous ne devons jamais user de pédance pour considérer les moyens que les nôtres utilisent, parce que nous ne sommes pas des êtres meilleurs dès lors que nous aurions identifié ce problème. Ici encore, je cite Trotski : « L’expérience vivante du mouvement, éclairée par la théorie, [nous] donne la juste réponse ».

Notre morale est à construire à chaque instant. Elle est complexe car elle est une morale de libération, qui ne peut émerger qu’en repartant des gens, de nous-mêmes, plutôt que de principes abstraits construits sans nous et contre nous. Nous l’inventons à partir de presque rien, au regard des situations que nous expérimentons, dans notre pluralité, à travers nos drames singuliers. Nous tentons de la faire exister en étant sans cesse confronté·e à la nécessité de survivre, celle qui nous empêche de penser. Nous repartons de traumatismes collectifs, ceux de la Shoah et du colonialisme notamment, qui nous affaiblissent encore aujourd’hui. La bourgeoisie blanche-hétéro-patriarcale a cette chance : peu d’entre eux ont vécu ce à quoi le reste du monde soir s'affronter quotidiennement.

Notre morale doit nous obliger à l’intransigeance envers l’espoir d’un monde d’émancipation et d’amour, ces choses que ce système nous a interdit. Elle nous conduit à ne jamais juger, à rester humble mais à regarder la nature profonde de ceux et celles qui usent de tel ou tel moyen. Souvent, les réponses sont complexes, et nous devons faire le pari d’aller dans un sens ou l’autre. Notre morale doit nous permettre de nous positionner vis-à-vis de ce que les un·es et les autres font, sont ou deviendront et de ce que nous deviendrons avec elleux. Elle nous aide à rester solides dans notre soutien à la cause palestinienne tout en restant lucides et justes sur la situation en Israël. Elle nous dit qu’il n’y a pas d’autre fin que la libération des peuples, y compris des systèmes auxquels ils participent, et notre ambition de devenir plus justes. Si ce n’est pas nous qui la faisons advenir, personne ne le fera.

Si l’équilibre entre cette morale et la survie est parfois compliqué, c’est pourtant dans cette tension que nous devenons plus que des survivant·es, que nous faisons humanité, que nous nous émancipons de ce que la terreur a fait en nous.

[1] Je renvoie à ce très beau texte de Noor Or qui dit ce que nous sommes beaucoup à ressentir en ce moment

[2] Afin de ne pas crier avec les loups d’extrême-droite, je ne souhaite pas citer ad nominem les positions des un·es et des autres. Certain·es sont clairement des antisémites et je ne m’adresse pas à elleux. D’autres font comme iels peuvent dans un climat de tension qui ne nous offre que peu d’espaces de dialogues sereins.

[3] Léon Trotski, Leur Morale et la Nôtre, 1938

[4] Soulignons ici qu’il y aurait beaucoup à redire dans d’autres passages du texte, notamment sur la relation homme/nature, ou sur la vie et les décisions prises par Trotski lui-même

[5] Le Monde, 12 octobre 2023

[6] L’organisation féminine kurde, TJA dénonce la guerre « amorale » en cours en Palestine 

[7] Je renvoie ici au texte du collectif « Juives et juifs révolutionnaires » qui ancre bien cette réflexion dans la complexité de l’histoire juive et de ce que sont les israélien·nes, sans jamais laisser de côté le soutien à la lutte des palestinien·nes

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.