Isolé comme tant d'autres, j'ai pendant longtemps été frappé d'amnésie, puis d'un sentiment qui mêlait la psychose, l'illégitimité, le doute. Ça ne pouvait pas être « ça ». Pourtant, j’ai entendu des dizaines de récits de viols et d’agressions, sur des femmes. Quelque chose en moi faisait écho. Je pensais qu’il s’agissait d’une simple empathie qui s'était affirmée en moi, en accueillant les témoignages de mes proches tout autant qu'au fil des erreurs que j'ai pu faire et qui m'ont fait grandir - comme homme et amnésique. Je comprends aujourd’hui un peu mieux les mécanismes des ces violences et identifie ce que les violeurs ont pu transposer comme stratégies, depuis les viols sur les femmes et les enfants jusqu’aux viols sur des hommes.
Il n'y a maintenant nul doute pour moi que ces viols, très majoritairement commis par des hommes, sont une brique du système patriarcal. Je le comprends aux effets que cela a eu sur moi-même et que je raconte ici. Dans les mécanismes de la masculinité internes aux groupes d'hommes, violer permet de "déviriliser" et se faisant, de dominer et affirmer l'inébranlabilité du patriarcat, par la déshumanisation, la silenciation, la violence, appliquées cette fois au groupe homme (on peut penser à des situations dans le sport ou à l'affaire Théo par exemple).
Depuis trois ans, j’en ai parlé autour de moi, à des femmes surtout. Beaucoup (vraiment !) d’entre elles m’ont raconté que des hommes proches d’elles avaient connu cette même expérience. Pourtant, nous étions incapables jusqu’à aujourd’hui de nous le dire à nous-mêmes. Ce que nous touchons désormais du doigt est donc la nécessité de sortir de la pensée virile pour nous émanciper, suivre la voie tracée par un féminisme porteur d'un universel réel, pour toustes, d’abord en loyauté et en alliés mais ici et cette fois, pour nous-mêmes également.
Il s’agit de trahir le patriarcat, saper une partie de ses fondations – ce silence et cette loyauté entre hommes - pour le voir s'effondrer devant nous.
Si j'ai décidé de finalement publier ce texte, initialement écrit pour moi-même, puis pour en parler à mes proches, c'est parce que j'aurai voulu lire ces récits avant. Puisse-t-il être utile à d'autres, quels que soient leurs genres et leurs expériences.
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Je l’ai bloqué, ça y est.
Bloqué, comme je l’ai été quatorze années.
Comment, hier ? Pourquoi, hier ?
Je n’ai pas compris de suite.
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La veille, j’ai parlé de lui à mon amour,
Pour lui raconter combien nous sommes toustes fragiles.
J’avais fugacement lu un #MeTooGarçon dans la journée,
Je n’avais pas compris qu’il était pour moi,
Pour nous,
Pour toustes.
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Je lis seulement maintenant les dizaines de messages qui filent sur mon écran,
Ma peau se décolle depuis dix minutes, elle se dissocie de moi-même.
Je commence à écrire, m’écrire,
Comme une virgule posée sur mes trois dernières années.
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J’aurai voulu voir filer vos messages avant,
J’aurai voulu avoir filé mon propre message avant.
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La première fois que je me suis reconnu le droit de parler,
Je parlais à des inconnu·es de ma reconnaissance au féminisme.
Jeune adulte, ce combat m’avait permis de m’approprier le mien, antiraciste.
Ces inconnu·es m’écoutaient.
Ce jour-là, ce n’était plus moi, ponctuant mon propre monologue.
Les mots venaient seuls et s’accordaient au tonnerre qui grondait :
Viol, agression, je ne sais plus, mais ce jour-là : ça sort.
Long silence, mon dernier.
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Jamais je n’avais seulement pensé ces mots pour moi-même.
Pourtant, j’en ai entendu des histoires.
Merci à elles, Bravo à elles.
« Forcé », était le premier mot que j’avais pu mettre sur « ça ».
Quelques mois avant, là encore alors que je ne m’y attendais pas,
Une femme, toujours, m’avait permis de parler, puis d’autres.
Reconnaissance, ce fût mon remède,
Amnésie, ce fût mon diagnostic.
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Seize ans,
Seize ans pour pleurer sans crainte,
Seize ans après,
Mes amies me disent « ça ne m’étonne pas », « je te crois », « nous aussi »,
Merci, je vous aime.
Mes amours me disent « je suis là », « je te crois », « nous aussi »,
Merci, je vous aime.
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Seize ans,
Pour comprendre ma peur des hommes.
Seize ans,
Pour enfin toucher un homme.
Lui aussi, un ex-agresseur,
Repenti, tendre, mais.
Mais,
Mais, putain, il y aura toujours des « mais ».
Histoire que je comprenne bien où je débarque,
Le patriarcat, dans toutes ses formes, se tient là dans ce corps que je touche, malgré lui, malgré moi, malgré nous,
A moins que ce soit tout l’inverse.
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Puis,
Un autre homme,
Puis,
Je recule,
Puis,
Il m’écoute.
« Je comprends »,
« Je te crois »,
Et surtout :
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« Moi aussi ».
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Quatorze ans d’amnésie,
Puis,
Deux ans
Pour comprendre
Que c’est arrivé deux fois,
Non, trois fois
Oui, trois fois,
Putain, trois fois,
Je m’effondre dans tes bras, mon amie.
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La première,
Son pouvoir à lui, son abominable pouvoir qu’il a exercé ce soir-là, sur moi, sur elle aussi, saoulé, forcé, traqué, pendant des mois,
Puis,
Une soirée,
Harcelé à intervalles répétées jusqu’à me retrouver bloqué, isolé, emmené, parié comme un objet,
Je me souviens d’avoir froid, pas une tension dans mon sexe, rien, pas un mouvement dans mon corps,
Tétanisé,
Bloqué,
Le sort l’a arrêté.
Puis,
Une noyade, j’y échappe
Et,
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La seconde,
Il s’en fout, il recommence,
Je n’ai plus de force, il plonge.
Puis,
« Non », clair, net,
Plus que mon amnésie, toujours partielle.
Puis,
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La troisième,
Plaqué contre un mur :
« Non ».
Quand-même :
Sa main,
Sa moiteur,
Sa main de merde.
A nouveau, d’autres arrivent, le sort me sauve, la surprise l’arrête.
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Tu reconnaitras ton nom.
Comme tu n’as pas reconnu mon non.
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Nom : « ordure »,
Non, « violeur ».
C’est son nom maintenant.
Profils : bloqués.
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Seize ans,
Pour l’écrire.
Seize ans,
Pour le bloquer.
Sans regarder qui est-il devenu.
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J’ai peur pour vous,
Je ne sais pas qui est « vous »,
Peut-être y a-t-il un « nous » ?
Qui est ce « vous » peut-être en danger,
Alors, sachez :
Il est un militant,
Il est une laideur,
Il est un homme.
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Ce que je peux vous dire,
C'est que je fais partie des hommes
« Forcés à pénétrer »
Une bouche, pour être cru.
Vous rirez peut-être
Mais ce jour-là, je n'ai pas été avalé,
J'ai été volé,
Mon sexe m'a été volé.
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Seize ans,
A penser que j’avais « un problème »,
A ne pas bander,
A chercher comment aimer « ça » à ma façon,
A ne pas m’approcher d’eux,
A ne pas savoir pourquoi.
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Seize ans,
A attendre de pouvoir me guérir,
Avant d’entre-choisir ma vie d’après,
Avant de relire mes vies d’avant.
Seize ans,
C’est aussi l’âge que j’avais.
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Seize ans et j’avais fini par oublier,
J’en avais déjà parlé, en d’autres maux :
« Je n’ai pas aimé ».
Il y a quelques mois, j’en parle à mon amie d’alors :
« Je m’en souviens »,
« Ça ne m’étonne pas »,
« Je savais qu’il y avait autre chose »,
« Je te crois »,
« Je suis là ».
Je n’ai donc pas rêvé.
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Seize ans,
Mais toute une vie maintenant.