Il faut d’abord rétablir les faits : Autant qu’il est possible d’en juger par les articles de presse qui ont rendu compte de son odyssée tunisienne[1], Amira Bouraoui n’était pas menacée par une extradition, comme l'a écrit la presse française, mais par une expulsion vers l’Algérie.
L’extradition est une mesure judiciaire, prévue par des accords bilatéraux, qu’un État requiert auprès d’un autre afin qu’une personne poursuivie ou condamnée par ses autorités judiciaires puisse lui être renvoyée afin de se soumettre aux poursuites ou à la peine prononcée. L’expulsion est une mesure qu’un Etat peut prendre contre une personne de nationalité étrangère qui se trouve sur son territoire de façon irrégulière.
Tout indique qu’Amira Bouraoui avait été interpellée à Tunis vendredi 3 février puis entendu par le tribunal cantonal de Tunis le lundi suivant pour avoir franchi illégalement la frontière algéro-tunisienne et pour rien d’autre. Il était donc clair que la justice tunisienne n’avait pas été saisie par l’Algérie d’une demande d’extradition en rapport avec les poursuites dont l’intéressée faisait l’objet en Algérie.
Aussi bien l’affaire relevait-elle donc exclusivement du droit interne tunisien et c’est en application de la loi de son pays que le juge décidait de la remettre en liberté en attendant l’examen du dossier renvoyé au 23 février.
C’est le dérapage des autorités de police tunisiennes lorsqu’elles ont décidé d’interpeller Bouraoui à sa sortie de l’enceinte judiciaire qui a donné une autre tournure à l’affaire, à ceci près que ce dérapage demeurait une affaire intérieure tunisienne puisque les services de police entendaient court-circuiter la procédure et préparaient une expulsion illégale vers l’Algérie. Il n’est pas douteux que les autorités algériennes, inquiètes de la lenteur du calendrier assigné à l’affaire par la justice tunisienne, se soient démenées dans l’ombre pour forcer la main à leurs homologues tunisiennes et les inciter à passer en force.
Mais l’entrée en jeu de la France au nom de son devoir de protection de l’une de ses ressortissantes n’aurait pas empêché la Tunisie de sauver l’honneur si elle avait choisi la voie du respect de sa propre légalité et enjoint à ses services de police de se soumettre à la décision du juge. Au lieu de quoi, confrontée aux services consulaires françaises, elle a cédé à leurs instances, désavouant dans un même mouvement ses services policiers, son institution judiciaire et sa loi souveraine.
Ayant choisi ainsi de négocier l’affaire en coulisses, avec des protagonistes et à travers des péripéties dont on ne sait rien, elle l’a soumise à un marchandage politico-diplomatique qui mettait en concurrence l’Algérie et la France et dans lequel le jeu des influences a tourné à l’avantage de la France[2].
En définitive, l’affaire se résume à un mépris du droit par toutes les parties. Les Tunisiens qui furent les premiers à s’engager dans cette voie y ont été suivis sans état d’âme par les Français. L’avocat de Bouraoui, François Zimeray, avait fait savoir qu’il n’hésiterait pas « à déposer plainte au parquet de Paris pour enlèvement et séquestration si elle n’était pas immédiatement libérée ». Mais ce légalisme tonitruant faisait l'impasse sur l'issue la plus appropriée qui s'offrait à lui si son seul souci avait été la défense de sa cliente dans le cadre de la loi : intenter un recours pour que cesse l’incarcération arbitraire de Bouraoui et s’en remettre au tribunal cantonal de Tunis pour statuer le 23 février. Car, après tout, la justice tunisienne avait une légitimité primordiale à juger une personne entrée illégalement sur son territoire.
Or, Me Zimeray n’avait tenu le langage de la fermeté juridique que pour dissimuler les manœuvres que cet ancien ambassadeur français avait multipliées en sous-main pour obtenir de son pays qu’il recoure à des moyens bien moins orthodoxes. Le quotidien Le Monde a en effet fait état le 7 février de « multiples interventions de Paris auprès de la présidence et des plus hautes autorités tunisiennes » pour dessaisir Tunis de ses prérogatives.
Et si Amira Bouraoui a bien été « exfiltrée » de Tunisie par les services de sécurité français (selon l’expression choisie par l’ambassadeur d’Algérie en France) et dans les règles de l’art de la diplomatie autoritaire, la Tunisie qui y a souscrit et l’Algérie qui l’y a poussée en partagent la responsabilité avec la France. Comme quoi, le néocolonialisme est parfois coproduit dans la plus pernicieuse des connivences !
Dans cette affaire, trois parties arrivent exæquo en tête du classement des perdants :
- La Tunisie, sans aucun doute qui, en désavouant ses institutions judiciaires, s’est mise à la merci des assauts de la diplomatie française.
- L’Algérie qui aurait pu se prémunir d’une déconfiture en laissant le soin à son voisin de l’est de traiter légalement l’affaire sans lui faire subir de pressions.
- Mais aussi Amira Bouraoui qui a renoncé à l’image d’opposante algérienne qu’elle a mis tant d’années à se forger, pour devenir à tout jamais l’« activiste franco-algérienne » qui a accepté un rapatriement en France dans les bagages des services de sécurité français. Car ce qui peut se comprendre humainement ne saurait être soustrait à un jugement politique dénué de toute indulgence.
Quant à la France, elle ne tire son épingle du jeu qu’aux yeux des idiots utiles qui, au sein de l’ « opposition » algérienne, cultivent sa réputation de tuteur universel des droits de l’homme. Pour tous ceux qui savent qu’elle ne met ses coups tordus qu’au service d’un cynisme sélectif, il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
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[1] Entrée en Tunisie après avoir franchi illégalement la frontière algérienne, Amira Bouraoui, militante algérienne qui s’est fait connaître en 2014 par son opposition au 4e mandat de Bouteflika avant de prendre une part active au Hirak en 2019, dont on n’a appris qu’elle était binationale franco-algérienne qu’à l’occasion de ces événements, avait fait l’objet d’une première condamnation à la prison en 2020 avant d’être condamnée en mai 2021 à deux peines de 2 ans d’emprisonnement ferme pour « atteinte à la personne du président de la République », et « diffusion d’informations susceptibles d’attenter à l’ordre public ». Le verdict avait été confirmé en appel le 18 octobre 2021 par la cour de Tipaza mais sans que soit délivré un mandat de dépôt. Depuis lors, elle faisait l’objet d’une interdiction de quitter le territoire algérien prise par l’administration dans le secret de ses bureaux et sans aucune notification à l’intéressée.
[2] « Placée sous protection française », elle a été embarquée au soir du 6 février dans l’avion qui l’a conduite à Lyon.