Il n’y aura pas, c’est sûr, d’enquête indépendante dans les deux kibboutz de Kfar Azza et Bee’ri, situés à quelques kilomètres de la bande de Gaza, où l’armée israélienne affirme que les combattants de Hamas ont massacré plusieurs dizaines de civils désarmés.
Hier mardi 10 octobre, des reporters y ont été conviés dans la matinée à une visite guidée par l’armée israélienne afin d’y constater les faits. Un article de Mediapart rapporte les « témoignages » des envoyés de Reuters, de la BBC, du quotidien israélien Haaretz et de l’agence France Presse. On remarque immédiatement que ces journalistes ont été reçus par les militaires israéliens sur une scène que ces derniers avaient eu tout loisir de préparer, jonchée de cadavres de combattants palestiniens alors que ceux des victimes israéliennes étaient soigneusement rangés, enveloppés dans des sacs mortuaires, et que « les scènes d’horreur » qu’ils rapportent n’ont pas d’autre réalité que celle que leur confère le récit des officiers auquel ils ont eu droit. Tout indique dès lors, y compris les aveux des reporters, que ce qu’ils ont « vu » des séquelles du massacre leur a en fait été rapporté par leurs hôtes omniprésents[1].
Toute enquête indépendante est d’ores et déjà compromise
S’il n’y a plus aucune possibilité d’enquête indépendante c’est parce que les deux scènes de crime présumées ont été irrémédiablement et sciemment contaminées par l’armée israélienne qui affirme n’avoir repris le contrôle des lieux que quelques heures avant l’arrivée des reporters, au prix de violents combats.
Les militaires ont donc eu tout loisir d’arranger les lieux à leur convenance et déguisent d’autre part à peine dans leurs propos le fait qu’ils ne sont que les agents de la propagande que cette affaire est destinée à servir. Alors qu’Israël poursuit sans sourciller son œuvre d’extermination de la population palestinienne de Gaza, il s’agit de convaincre l’opinion que les combattants de Hamas infiltrés samedi dans les territoires de 1948 adjacents à Gaza ont massacré sans distinction. Militaires et médias israéliens font le parallèle avec les « pogroms » du 19e siècle lorsqu’ils ne soutiennent pas que ce sont « les plus grands massacres de juifs depuis l’holocauste ».
La vérité, comme dans tant d’autres semblables précédents, ne sera jamais établie car elle aurait requis que les scènes de ce genre de crimes soient remises intactes aux experts de la médecine légale et aux spécialistes de la balistique et autres disciplines de la science forensique et que les témoins soient interrogés séparément et selon des protocoles consacrés, le tout sous la direction d’un magistrat indépendant. Or, tous les éléments d’une telle enquête (ou ce qu’il en reste) sont entre les mains de l’état-major israélien qui ne s’en dessaisira pour rien au monde.
Les autres hypothèses raisonnables
Il n’est certes pas contestable que de nombreux colons ont connu une mort violente dans ces deux kibboutz et, mieux encore, il n’est pas exclu que la thèse du massacre soit vraie, l’histoire des conflits et notamment celles des conflits algériens nous a suffisamment enseigné la circonspection et la réserve sur de tels sujets. Mais comme il est évident que les porte-voix d’Israël ne s’astreignent pas à de telles précautions, il est légitime que nous relevions, en défense de l’honneur des résistants palestiniens, que rien dans les informations communiquées aux journalistes ne permet d’établir que les colons ont trouvé la mort dans les circonstances alléguées. Deux hypothèses au moins, autres que le massacre perpétré sur des habitants désarmés, peuvent être raisonnablement soutenues :
- La première est que les colons dont il est de notoriété publique qu’ils ont toujours été surarmés, surtout lorsqu’ils sont implantés à moins de 4 kilomètres de la bande de Gaza, soient morts en combattant les résistants palestiniens. A ce propos, il est d’ailleurs curieux que l’emballement médiatique d’hier mardi fasse silence sur des éléments que certains médias rapportent pourtant sans s’y attarder. Alors qu’on veut donner aujourd’hui l’impression que les combattants palestiniens ont surpris samedi dernier des habitants désarmés qu’ils ont aussitôt commencé à exécuter, un reportage de la BBC indique qu’ils ont d’abord affronté les gardes armés du kibboutz de Kafr Azza qui étaient désignés parmi les colons eux-mêmes[2]. Ce qui indique donc que l’alerte avait été donnée et que les armes ont été probablement sorties par tous les colons en âge de combattre.
- La seconde est qu’ils aient perdu la vie au cours de l’assaut lancé par les Israéliens pour reprendre le contrôle des deux kibboutz. Les combats entre l’armée israéliennes et les résistants palestiniens ont en effet été particulièrement violents et ont duré trois jours entiers. Le reporter de la BBC rapporte qu’à son arrivée sur les lieux, les affrontements se poursuivaient encore. Ils ont aussi sans aucun doute très vite commencé si l’on considère que l’alerte avait été donnée dès samedi.
Un élément de réfutation : la vidéo de Hamas
Un élément factuel semble accréditer la seconde de ces deux hypothèses et indiquer même que l’armée israélienne était présente dès la prise d’assaut du kibboutz. Le site de la chaîne Al Jazira a publié dès le 8 octobre à 2 heures du matin une vidéo de l’assaut filmée par les combattants de Hamas[3]. On y distingue très nettement les murs de défense du kibboutz et un de leurs miradors et on y voit les combats qui ont opposé les Palestiniens, non pas à des gardes civils armés, mais aux militaires israéliens dont certains cadavres sont visibles. Un blindé de l’armée y est également nettement identifiable.
Cette vidéo, qui devrait donc être versée au dossier (il y en a sans doute d’autres qui m’ont échappé), dément à elle-seule les propos du général de division qui a accueilli les journalistes mardi à Kfar Azza en ce qu’il soutient que ce n’était pas « une guerre ou un champ de bataille, c’est un massacre ».
Une certaine confusion
D’une manière générale, la construction du récit de propagande était hier encore approximative et maladroite. On a parlé de 100 morts dans chacun des kibboutz puis de 200 dans le seul kibouttz de Kfar Azza. Une journaliste de la chaîne i24 a annoncé que 40 bébés décapités avaient été retrouvés à Kfar Azza, affirmant d’abord tenir l’information d’un commandant de l’armée puis, nuançant ses dires, déclarant plus tard que « des soldats [lui avaient] dit qu’ils pensaient que 40 bébés /enfants avaient été tués ». La nouvelle a par la suite été reprise par un compte officiel de l’Etat israélien et largement diffusée par les réseaux sociaux. Un des journalistes présents sur les lieux devait préciser qu’il n’avait pas vu lui-même « d’enfants tués ou décapités, ce sont des témoignages de soldats ». Cela n’a pas empêché que des médias français s’en mêlent : BFMTV notamment a parlé de « 40 enfants exécutés, éventrés ». Parmi eux des bébés » puis, dans un autre envoi, de « 40 nourrissons et enfants ». Pour finir, l'armée israélienne faisait savoir dans la soirée qu’elle ne disposait pas « d'informations confirmant les allégations de décapitation de bébés par le Hamas[4] ».
D’ores et déjà, cette propagande remplit son office le plus immédiat : détourner l’attention de la tragédie sans précédent de Gaza qui en revanche constitue sans discussion possible un crime contre l’humanité, offert comme un spectacle en direct, et qui n’intéresse que quelques chaînes d’information arabes.
Mais je ne pense pas qu’il faille la prendre à la légère car d’une part elle est en train de ruiner le crédit si laborieusement acquis par les Palestiniens auprès de l’opinion et vise à terme la stigmatisation de tous les actes de la résistance palestinienne présents et à venir et, d’autre part, elle pourrait légitimer les actes les plus abjects qu’Israël commet et commettra dans le cadre du programme génocidaire qu’il a annoncé (les Palestiniens étant désormais ravalés au rang d'"animaux" dans son discours officiel).
Mediapart écrivait hier qu’« un certain nombre d’autres villes et colonies proches de la frontière avec Gaza ont également été ciblées lors de la première vague d’attaques du Hamas, notamment Ofakim, Sdérot, Yad Mordechai, Yated et Kissoufim ».
Cela promet une suite abondante au feuilleton : d’autres scènes arrangées, d’autres visites guidées, d’autres dizaines de victimes recensées.
___________________________________________________
[1] Voir l’article de Mediapart intitulé Massacres dans deux kibboutz : « Ils ont assassiné de sang-froid des enfants, des gens âgés ».
[2] https://www.bbc.com/arabic/articles/c51xp4yzl5eo
[3] https://www.aljazeera.net/news/2023/10/8/%D8%B4%D8%A7%D9%87%D8%AF-%D8%A7%D9%84%D9%85%D9%82%D8%A7%D9%88%D9%85%D8%A9-%D8%AA%D9%82%D8%AA%D8%AD%D9%85-%D9%83%D9%81%D8%B1-%D8%B9%D8%B2%D8%A9-%D9%88%D8%AA%D8%AE%D9%88%D8%B6
[4] Israël : d’où vient le chiffre de «40 bébés tués» et parfois «décapités» par le Hamas à Kfar Aza ? Article du journal Libération publié le 10-11 octobre 2023.