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Billet de blog 3 mars 2022

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L'utopie d'Internet face à la dystopie de la guerre en Ukraine

C'est difficile à imaginer pour certains, mais l'invasion de l'Ukraine me rappelle sur certains aspects la "révolution" roumaine de 1989. Je me suis mis alors à imaginer ce qu'Internet aurait changé à l'Histoire, puis ce qu'Internet fait de nous aujourd'hui, surtout face à cette guerre.

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Avant d'entamer ce parallèle historique, une anecdote franco-française (ou franco-roumaine, si vous voulez). Il y a douze ans j'étais en vacances avec ma femme dans un coin paumé de France. Nous étions logés et nourris dans une chambre d'hôtes et, à tous les repas, notre hôte, un presque vieux monsieur pas très aguichant, crachait sa litanie de médisances sur Internet. Un soir, sa nièce, au courant de mon métier, vint me demander de l'aider avec son ordinateur qui ne démarrait plus. Bien que n'utilisant pas Windows, après une courte recherche sur le web, j'ai réussi à résoudre le problème. C'est alors que se pointa, un peu ivre, le "chef de famille" qui venait voir ce qui se tramait dans les couloirs de sa demeure. Du haut de mon arrogance de jeune con je lui lançai: "voilà à quoi sert Internet, à résoudre des problèmes". J'ai compris de son regard qu'il aurait pu me mettre une tarte et qu'il eut beaucoup de mal à s'en abstenir.

Si j'avais été un micro-influenceur, lui un gars n'ayant pas les codes et si on s'était ainsi retrouvés sur Twitter plutôt que face à face, j'aurais certainement eu les "likes" de quelques crétins trop heureux de se retrouver en bande à lapider les passants. Je serais resté sans doute un peu plus longtemps dans ma bêtise, fier d'avoir été applaudi, indifférent ou traitant de haineux ceux qui m'auraient vilipendé. Mais voilà, je savais que ce monsieur venait de perdre sa fille, je voyais son regard bourru finalement plein d'expérience de la vie et, ainsi, la petite voix en moi qui pensais déjà du mal d'Internet, n'a-t-elle jamais cessé de grandir depuis, finissant par prendre une place prépondérante. Ce contact humain, que la technologie nous enlève, fut vital pour me sortir d'une forme de béatitude confortable. Je venais de résoudre un problème devenu sans doute vital pour la jeune fille, mais un problème que la technologie avait créé. La technologie avait juste servi, une fois de plus, à se sauver d'elle-même, dans une infernale mise en abîme de l'inutile.

J'avais je crois dix ans quand j'ai eu mon premier ordinateur, un clone roumain du Sinclair ZX80. Un luxe absolu en Roumanie communiste, me donnant certainement une avance même sur beaucoup d'enfants occidentaux du même âge. C'était le but: mes parents avaient investi dans mon avenir. Je lisais avec avidité la seule revue roumaine de vulgarisation scientifique de l'époque, "Stiinta si tehnica" et je rêvais de devenir "physicien nucléaire" pour avoir la réponse à l'existence de l'Univers, rien que ça. Moins de deux ans plus tard, on était en 1989 et c'était la "révolution".

Une révolution c'est très semblable à une guerre: le peuple, poussé par certaines élites cherchant à en dominer d'autres, décide de descendre dans la rue et se fait parfois massacrer pour finir, en cas de victoire, par donner le pouvoir à ses futurs bourreaux. Malgré le cynisme des faits, vivre une révolution vous donne quelques moments d'exaltation et d'espoir qui n'ont pas leur égal dans une vie. Former un groupe, faire partie d'un mélange hétérogène d'espoirs idéalisés, ressentir de l'empathie à haute dose pour tout compagnon de lutte, tout cela vous donne des ailes, de la force et l'impression d'être intouchable. 

Vous allez me dire que parler de compagnon de lutte quand on n'a même pas encore douze ans, c'est pousser un peu mémé dans les orties, mais je vous assure que c'est bien ce que je ressentais. Je me souviens que vers le 26 décembre, on faisait la queue pour acheter le journal. J'étais là, avec des adultes et d'autres enfants, sans mes parents, chargé d'apporter les nouvelles à la maison. Chacun avait sa tâche à accomplir, moi, c'était ça. Et du haut de mon âge, je discutais des nouvelles et de la politique avec les deux cents ou trois personnes qui faisaient la queue avec moi. Le "journal" ce n'était pas seulement le bout de papier que j'allais acheter, mais aussi ces discussions. D'ailleurs, le journal, le vrai, avait toutes les chances de piper les dés et on le savait, alors que, même si on se méfiait les uns des autres, la parole de ces faces à faces avait bien plus de chances d'être sincère. 

Pas nécessairement reflet d'une vérité, juste sincère. La "révolution" roumaine est un cas d'école de désinformation. 

Prenez par exemple cette unité d'élite anti-terroriste massacrée par des militaires pas loin du Ministère de la Défense, à trois stations de trolleybus de chez moi. Les deux camps avaient pour information que l'autre est l'ennemi. Ils étaient là, tous les deux, pour protéger le pays des Russes et autres forces extérieures infiltrées et il est probable que c'est exactement et véritablement ce que pensaient les deux. A la fin ce fut Iliescu, l'homme des Russes justement, qui prit le pouvoir, alors qu'il avait été certainement l'un des rouages essentiels de la désinformation. Trente-deux ans après, cela paraît une évidence historique, mais qu'en était-il exactement à l'époque, sans Internet ? Qu'est-ce que cela aurait-il pu être avec ?

Je me souviens des jours qui ont suivi. Nous sortions pour nous informer. Nous allions regarder de loin le palais criblé de balles de Ceausescu, déjà tué, et nous formions de petites chapelles conversationnelles où chacun donnait son avis savant. Mon père s'est ainsi retrouvé pris dans une conversation critique sur Iliescu où des gens affirmaient déjà leur méfiance vis-à-vis de cet apparatchik. Sans être un agent de qui que ce soit, mon père s'y était mis à le défendre en citant le fait qu'il avait été mis sur la touche par le pouvoir communiste. Pourtant, trois mois plus tard, le temps de comprendre, nous étions en train de manifester contre Iliescu et le nouveau pouvoir parce qu'il n'était qu'un prolongement de l'ancien. On n'avait pas encore compris que c'était encore plus grave: les communistes avaient décidé de devenir des vaillants capitalistes et, pendant que nous étions par dizaines de milliers à nous époumoner place de l'Université, eux prenaient le contrôle total de l'économie. Ainsi, nous qui pensions agir, nous étions passifs. Il a suffi qu'on nous envoie les gueules noires jusque dans les écoles pour nous tabasser pour nous calmer quasi définitivement. A partir de ce moment-là, ce moment où la révolution devint une farce même pour les plus croyants, tout le monde s'est remis dans le mode survie et la lutte pour la liberté devint, comme toujours, une simple lutte pour le pouvoir.

Je résume, certes, ce qui prendrait des tonnes de bouquins à décrire, mais revenons maintenant à Internet.

Chaque génération croit détenir le Graal et être supérieure à la précédente. Cette mécanique simple fait qu'Internet, outil générationnel s'il en est, est aujourd'hui considéré comme vital à tout soulèvement, à tout conflit. On se met à applaudir le cynique Elon Musk quand il envoie des antennes satellites en Ukraine sans aucun recul ni sur l'intérêt, ni sur sur les conséquences futures de nos applaudissements. On fait des reportages à n'en plus finir sur la fracture entre la Russie de la télévision et la Russie de l'Internet prétendant que les premiers sont dans l'ignorance, pas les seconds. Ce que la plupart ne savent pas c'est que pendant le communisme et malgré les dangers, nous savions tout quand même, du moins l'essentiel. Oui, nous écoutions Voice of America ou Deutsche Welle sur l'AM de notre radio, à volume bas, bien sûr, au cas où le voisin puisse entendre à travers les cloisons des immeubles vétustes. Mais, même sans ça, nous avions la rumeur, vieille comme le monde, cette rumeur qui nous mettrait aujourd'hui dans le camp des complotistes.

Oui, il existait déjà une fracture entre ceux qui voulaient savoir et ceux qui ne voulaient pas. Mais qui étaient les uns et qui étaient les autres ?

Je viens d'une famille éduquée, mais ce n'est ni un mérite, ni une fierté. Nous étions éduqués parce que nous avions de l'ambition et il suffit de remonter d'une génération pour trouver des gardiens de barrière. J'étais élevé dans l'idée que je devais être le meilleur et que c'était la seule chance d'avoir une vie opulente. Nous étions au courant de tout, parce que cela était utile à notre ambition. Ainsi, le monde communiste est un révélateur du fonctionnement humain: sont prêts à se battre ceux qui ont beaucoup à gagner, ou ceux qui n'ont plus rien à perdre. Internet n'y change rien, si ce n'est qu'il augmente le chaos, parce qu'il ne vous laisse pas le temps de réfléchir, de prendre du recul, ce qui est déjà un problème en temps de crise de par la nature des événements. Mais justement, Internet vous noie sous les informations vous enlevant même la capacité de réfléchir. Vous ne réfléchissez plus, vous suivez. Les gens sortis dans les rues roumaines en 1989 étaient déjà des suiveurs et ils se sont fait avoir faute de d'avoir eu le temps de réfléchir. Avaient-ils besoin d'un amplificateur de suivisme ?

Je regarde mon fil Twitter et ce que je vois ce n'est pas une conversation, mais un dialogue de sourds... et aveugles. Nous ne voyons pas l'autre, nous ne sommes pas capables de mettre en perspective l'émotion avec ce que notre cerveau utilise dans ce cas: l'image de l'autre, en train de nous parler. Pas l'image qu'on nous "offre" de l'enfant qui meurt, mais l'image de celui qui nous la commente, au même titre qu'il n'a pas la notre qui sommes le commentateur pour lui.

A chaque "révolution", on s'extasie devant l'utilisation de Facebook dans la mobilisation des gens, mais quel en est le résultat concret ? Le cas le plus intéressant est constitué par le Printemps arabe où on a encensé Internet, alors que le résultat aujourd'hui est nul. Je connais mal tous les pays concernés, mais je connais bien le Maroc pour y avoir vécu dix ans. Il eut un printemps marocain, certes, celui d'une jeunesse ambitieuse qui avait tout à gagner à détruire le système de corruption qui l'empếche d'accéder au gâteau. Mais, bien qu'on mette en avant les exceptions, ce n'était pas un printemps du peuple, non pas parce que le peuple ne voulait pas vivre mieux, mais on a tué toute ambition du peuple en lui enlevant le droit à l'éducation. Sans parler du fait que la bourgeoisie marocaine, celle plus à même d'avoir l'ambition nécessaire à une révolution, a bien plus peur des intégristes que de la police de Mohammed VI. Et puis cette bourgeoisie a encore cette possibilité de migrer décemment quand elle le veut, en particulier au Canada, ce qui lui enlève le besoin de prendre plus de risques pour des gains non garantis.

On me dira, peut-être, qu'Internet sert à éduquer les gens d'une manière bien plus accessible que les livres. Affirmant que les gens éduqués sont des gens ambitieux, les gens ambitieux étant des graines de révolutionnaires, je devrais être au moins d'accord sur cette utilité.

Tout d'abord regardons-nous, Occidentaux, à quel point Internet ne nous a pas changés tant que ça: l'effondrement en cours dû à la surconsommation et la destruction de la Terre est déjà très bien documenté et tout information s'y relatant est accessible. Est-ce que nous en sommes réellement conscients ? Nous sommes-nous révoltés contre nous-mêmes ? Non, parce que les faits se heurtent à notre ambition personnelle et immédiate: posséder plus, consommer plus. Et, ironiquement, nous consommons Internet massivement, accentuant notre empreinte, avec cette idée que cela nous rend plus intelligents. Il me paraît assez évident qu'à ce rythme nous allons mourir en génies.

Alors l'Ukraine sera-t-elle sauvée par Starlink, la daube céleste d'Elon Musk ? Si vous deviez finir par penser ça, sachez que vous avez été manipulé ou que vous êtes un ignare. Il ne peut en être autrement, non pas parce que c'est moi qui le dit, mais parce que l'Histoire nous apprend que la technologie est juste un moyen de domination. Oui, il est probable que celui qui domine Internet en temps de paix puisse prendre l'ascendant sur les autres. Cela est vrai du petit influenceur à un pays tout entier, mais la raison est notre acceptation du choix des armes. En acceptant aujourd'hui qu'Elon Musk, qui est certainement plus proche du psychopathe suprémaciste blanc que d'un défenseur des libertés, puisse paraître comme un sauveur, nous creusons notre tombe, au cas où on ne soit pas déjà tué par le cinglé de Putin. Pendant que certains manifestent (révolution Roumaine), que d'autres meurent (guerre en Ukraine), il y a ceux qui agissent dans leur seul intérêt en usant de l'énergie inutilement dépensée par les autres. 

Par ailleurs, il n'est pas étonnant que ce soit le Ministre du Numérique ukrainien qui ait demandé à Musk de l'aide, sur Twitter, qui plus est. Que ce soit dans les entreprises ou dans les gouvernements, les responsables de la "transformation digitale" ou du "numérique" sont des ignorants absolus et l'Histoire, la culture, ou une vision holistique des problèmes sont des concepts qui leur échappent totalement. 

On va me répondre que l'Ukraine est en train de gagner la guerre de l'image et la guerre de l'information sur Internet, donc poupougne. Mais il suffit d'un côté qu'un sous-marin russe s'attaque aux câbles Internet et on bascule de nouveau dans la réalité physique du monde. De l'autre, cette victoire de la propagande ne change dans ce cas précis rien sur le rapport de forces dans le monde réel en temps de guerre. Toutes les petites victoires contre Putin ne sont que des raisons pour lui de frapper encore plus fort. Que dira-t-on s'il lance une attaque nucléaire tactique sur l'Ukraine faisant des centaines de milliers de morts ? Internet m'a sauvé ?

Il reste l'espoir que la propagande ukrainienne et occidentale, parce qu'on doit reconnaître qu'il s'agit tout de même de ça, même si on la défend temporairement, puisse provoquer un renversement de Putin. On en revient aux bases. Est-ce le bruit d'Internet qui aura convaincu quelques Russes en situation de s'attaquer au despote ? Certainement pas. Comme pendant la révolution roumaine, c'est l'ambition, dans ce cas la simple ambition de lui survivre qui les convaincra et l'information de l'importance de ce scénario ne leur sera pas venue par un message sur Telegram. 

Des centaines de milliers de Roumains étaient sortis dans la rue en décembre 89, à raison, mais en même temps en suiveurs d'un mouvement qui les a forcément dépassé parce que orchestré par des malveillants aux intérêts bien distincts des leurs. Plus que tout moyen de communication, c'était la rumeur qui les avait bougés. On peut espérer que ceux qui ont le plus à perdre en Russie pousse le peuple, ou mieux, se passe même de lui pour éliminer Putin. Internet n'y sera pour rien et, surtout, cela ne changera pas grand-chose pour ce même peuple. Au mieux du rêve métaverso-utopique, le peuple sera libéré, la démocratie s'installera enfin et le peuple pourra enfin se mettre à consommer à la hauteur de l'exemple occidental. Là nous attendra un autre mur, très ancien, lui: celui de la destruction de la Terre. Et Internet n'y pourra encore rien, au contraire: il y ajoutera juste sa juste part.

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