Tous les jours, dans mon travail, j'assiste impuissant à l'étalage de la bêtise de singes savants qui y arrivent par le biais de la seule loi des grands nombres. Les ingénieurs que j'y côtoient s'y parent d'un langage abscons dont la seule utilité est de masquer leur ignorance, ignorance qui s'étend jusqu'au sens même des mots qu'ils utilisent, qu'ils soient techniques ou ordinaires. "Ils sont tous des pros" et ils n'oublient jamais de faire insulte aux autres de leur semblables en les traitant d'"amateurs", chaque fois que l'occasion se présente. Il est statistiquement très probable, en effet, de tomber sur plus ignare que soi et il est encore plus certain que, vu l'arrogance de ce petit monde, toute autre personne est considérée par défaut comme nécessairement moins chanceuse intellectuellement.
On pourrait croire, là, que je sois dans la caricature, ou bien dans l'outrance, et, étant donné que tous les métiers semblent pareillement gangrenés par la bêtise, beaucoup refuseront de voir l'évidence, puisqu'ils sont de ceux qui se sentent supérieurs. Alors nous faut-il prendre une jauge aussi impartiale que possible: le résultat. De ce point de vue là, je me permets d'ouvrir ma gueule car les faits me donnent raison: là où je dépense un jour d'effort, une grosse boîte pleines de génies y dépense dix pour le même résultat et c'est au cours de plus de vingt ans d'expérience que j'ai pu le mesurer, systématiquement. Je peux aussi l'ouvrir car j'ai mis très longtemps à l'accepter, alors que l'observation m'était favorable, tout simplement parce que j'ai toujours douté de mes capacités là où la plupart ne doute de rien.
Mais voyez-vous, je ne me prétend professionnel en rien, ni dans le métier qui me nourrit, ni dans tous les autres que j'ai fait par plaisir et par besoin, toujours les deux ensemble. Car quel que soit le métier exploré, je l'ai fait avec amour de la chose bien faite, avec le bonheur de réaliser quelque chose d'utile et l'espoir d'avoir appris quelque chose de nouveau. Moi, je suis un amateur.
Oui, aujourd'hui et certainement depuis un bout de temps, "amateur" a un sens péjoratif. C'est une conséquence immédiate de la tournure des choses: le professionnel, c'est-à-dire chacun d'entre nous dans son métier respectif, se nourrit de son métier et, au fil des révolutions industrielles, a fini par faire celui-ci uniquement par besoin, en tout cas rarement par amour. Pour justifier sa position, il a bâti des valeurs lui permettant de se positionner favorablement et la notion d'amateurisme est de celles qui lui ont servi le plus. Ceci dit, même ceux qui transpirent le talent et le plaisir ont fini par adopter ce vocabulaire, puisque c'est un vocabulaire qui permet la hiérarchie, a fortiori quand il s'agit de cacher une incompétence de plus en plus prononcée, systémique même, à cause de l’hyper-spécialisation.
Alors que le "maître", sûr de son fait, reste humble, l'éternel apprenti ne cesse de se rassurer en chantant ses propres louanges face à ceux qui ne connaissent pas le moindre détail au sujet de son labeur. Ainsi se met-il d'emblée au-dessus de la mêlée et se sent faire partie d'une caste ayant un peu plus de mérite que la plèbe.
Cette mécanique implacable a commencé certainement avec le premier outil. J'imagine bien l'un des premiers ayant taillé un silex et l'ayant utilisé pour dépecer un animal le passant à un autre membre du clan, pour finir par se fendre la poire quand ce dernier se coupa ses propres doigts ignorant encore l'utilisation de cette première "innovation"...
Non pas que les humains aient nécessairement inventé pour dominer dès le début des temps, mais ils ont bien dû se rendre compte que cela leur permettait un certain ascendant sur leurs compères. Et si dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs on devait certainement être plus humble et comprendre la notion d'interdépendance, l'homme moderne n'est qu'un amas d'arrogance se sentant de sang divin, un sang lui permettant de s'abstraire de tout: les autres humains, la Nature et même les lois de la physique (c'est fou le nombre d'"ingénieurs" qui croient à la possibilité du "perpetuum mobile", source mythologique infinie d'énergie, autant que puits sans fond de bêtise).
Alors que le pro a toujours besoin de se comparer pour imposer son utilité, l'amateur fait tout justement par amour. Alors que les artisans de ce pays ont besoin de lois et de normes pour empêcher les amateurs de prendre leur boulot, les amateurs veulent juste qu'on les laisse tranquilles faire leur métier. Le résultat parlera de lui-même. Pour ma part, tout ce qu'un artisan a touché dans ma maison a fini par foirer bien avant la fin de la décennale, alors que ce que j'ai fait de mes mains n'a aucun souci.
Evidemment, comme pour tout le reste, les "pros" ont donc gagné. La plupart des gens pensent que la plomberie c'est de la magie et que l'informatique c'est un truc de matheux né. Pour avoir fait les deux, oui, il y a de ceux qui ont plus de talent pour l'un que pour l'autre, mais je connais un nombre incalculable d'informaticiens qui auraient dû faire plombier et vice-versa. Pourtant, aussi nullissimes que la majorité puisse être, nul ne saura démasquer la supercherie. Ah, si. La vie le fera. La société occidentale, qui plus que toute autre a bâti ce culte de la bêtise au profit du sommet de la pyramide sociale, s'effondrera sans doute un peu plus vite que les autres, qui n'ont fait que la singer.
La destruction de notre planète n'est pas le fait d'amateurs, mais de vrais professionnels.
Ne l'oubliez pas lorsque demain matin vous retournerez travailler.