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Billet de blog 10 juin 2020

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Ce qu’un son de trompette peut nous dire d’une lutte pour la reconnaissance [1/3]

Cette réflexion sur la série d'Ava DuVernay, When They See Us, a été écrite il y a maintenant plusieurs mois. Elle n'est donc pas une réaction aux récents évènements. En revanche, ce qui est en réaction à ces évènements, c'est le choix de le publier ici, et non dans une revue universitaire. Cette modeste contribution est en trois parties (numéro de la partie indiquée dans le titre).

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

[Partie 1]

When They See Us est une mini-série étatsunienne, réalisée par Ava DuVernay, sortie le 31 mai 2019 sur la plateforme Netflix. Comme le résume Camille Vignes dans sa critique, la série « retrace la sordide histoire de cinq jeunes de Harlem, arrêtés en 1989, accusés à tort du viol d’une joggeuse et incarcérés »1. Histoire rocambolesque s’il en est, où le seul tort de ces garçons aura été d’être à Central Park le soir du viol de cette femme. Aucun fait scientifique ne corrobore les évènements, et seuls les faux témoignages des adolescents se dénonçant, réalisés sous la violence de la police de New York lors d’interrogatoires contraires à la loi (mineurs sans avocat, sous la menace, pendant des heures sans manger et sans boire), ont motivé la décision du jury. Comme l’explicite Daniel D’Addario dans sa critique : « [t]he five boys are placed in a vise, first squeezing them for false confessions and then into the mold Fairstein’s narrative demands ». Ainsi, le premier épisode nous présente le soir du viol, les arrestations et gardes à vues, tandis que le deuxième épisode relate le procès et la condamnation des cinq adolescents ; le troisième épisode concerne les quatre plus jeunes du groupe, leur adaptation au milieu carcéral et leur difficile sortie de prison ; quant au dernier épisode, il se concentre sur Korey Wise, qui n’a pas été jugé comme un mineur, car âgé de 16 ans au moment des faits : purgeant alors une peine plus lourde, et subissant les violences du milieu carcéral adulte avant que le réel coupable ne croise sa route et, pris de remords, témoigne en 2002. Suite à cela, le procès est réouvert et une compensation financière « d’environ 40 millions de dollars »2 leur sera versée par l’état de New York.

Il serait bien sûr possible de réfléchir à la mise en scène du procès et de leur vie, à la mise en scène d’une histoire dans l’Histoire, et à celle des défaillances du système judiciaires américain. Nous préférons plutôt nous attarder sur une séquence, très courte, mais qui nous semble là toucher l’essentiel. Pas tant par sa définition de ce qui serait ou non le plus important ; mais au sens de l’essence de l’œuvre. C’est dans cet espace qu’il nous semble se jouer la revendication absolue : celle d’une « lutte pour la reconnaissance » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Axel Honneth3, avec lequel nous cheminerons également. Guidés par notre intuition, nous pensons que cette séquence entre en résonance avec d’autres séquences, dessinant ainsi les enjeux essentiels de cette mini-série. Cette intuition vient de nos souvenirs marquants, que nous ne pouvons laisser de côté, comme si nous devions en parler. À l’image de ce que nous dit Stanley Cavell lors de son analogie entre le souvenir du film et celui du rêve :

[…] comme dans les rêves, certains moments de films visionnés il y a des décennies vous harcèlent aussi vivement que des moments de votre enfance. C’est comme s’il fallait se souvenir de ce qui s’est passé avant de s’endormir. Ce qui suggère que le cinéma nous réveille autant qu’il nous engloutit.4

Bien sûr que le film parle de l’histoire de ces adolescents et qu’il met également en scène les rouages défectueux et racistes du système judiciaire américain. Mais se borner à voir dans la mise en scène la question raciale serait pour nous réducteur. C’est parce qu’elle englobe cette question dans le problème plus grand d’avoir abîmé des enfants qu’elle arrive à inscrire la question raciale dans la question de l’humanité. Là où la défense pourrait ainsi arguer que la question raciale n’a pas été un enjeu — même s’il semble évident qu’elle l’est — l’absence d’humanité est ici d’une évidence indéfendable. C’est là, nous semble-t-il, l’enjeu de cette série : comment rendre compte de cette inhumanité, dont l’un des traits est le racisme systémique ?

Séquence rêvée ou refus d’un possible ?

Située à la toute fin du deuxième épisode, cette séquence est celle qui s’entremêle au verdict du procès condamnant les cinq adolescents : Antron McCray, Yusef Salaam, Korey Wise, Raymond Santana Jr. et Kevin Richardson ; lorsque nous voyons ce dernier, assis dans une rue de New York, soufflant dans sa trompette. Il nous semble que cette séquence renferme la force de toute la série : à la fois parce qu’elle contient dans ce court instant toute la violence d’un monde, mais également parce que la violence du monde qui ressort de toute la série trouve une résonance dans cet espace.

Autrement dit : la force de cette série est qu’elle nous renvoie constamment à cet instant, et que cet instant nous renvoie à un rapport au monde : à une lutte âpre pour la reconnaissance. Nous posons l’hypothèse que le film veut, l’espace d’un instant, suspendre l’histoire et l’Histoire, tout en dressant un sillon de ce qui aurait pu être possible. Dans ce sillon entrent déjà en lutte l’innocence et les rêves, entachés de mots, de coups. C’est pour cela qu’il nous semble que cette séquence fait vibrer deux mondes : celui qui aurait pu être et celui qui finalement est déjà. Au final, c’est un peu comme si le film avait déjà compris que le souhait naïf de faire survivre ce moment était illusoire, mais que là était une dernière fenêtre pour tenter de faire vivre ce son de trompette. Dans cette rue de New York.

Ce qu’il faut bien poser ici comme problème, c’est que l’histoire n’est pas celle d’une lutte pour la reconnaissance ; car cette lutte n’a jamais existé pour ces cinq adolescents : le mépris lié au racisme systémique ont eu raison d’un procès dans lequel il aurait été possible de lutter. La série ne se propose pas non plus de reconnaitre leur existence ou de la clamer : elle se propose de revenir sur cette violence, sur ce déni de reconnaissance pour lutter. Là réside peut-être la force du cinéma : (ré)ouvrir un espace-temps pour reprendre une lutte. Cela nous fait également comprendre que le film gagne en force, car il dépasse son histoire : il se propose de réouvrir une lutte qui est une lutte de chaque instant. Comprenant bien sûr les cinq adolescents, mais allant bien plus loin : pour celles et ceux qui n’ont jamais eu le droit de lutter.
Il s’agit de comprendre comment le film met en scène le déni de reconnaissance qui sera fait aux personnages, avant de comprendre comment la séquence en question permet de lutter et de mettre en scène, avec plus de force encore, la violence faite à un futur possible arbitrairement rendu impossible.

La séquence dont nous parlons est découpée en trois parties dans le finale de l’épisode deux. Tout d’abord à 01:06:40, où nous voyons Kevin Richardson, debout au tribunal, attendant son verdict. Au moment où est déclamé « [i]n the matter of the State of New York… », celui-ci ferme les yeux et nous changeons d’espace, mais avec le même cadrage. Nous sortons du tribunal, Kevin n’est plus en costard mais en tee-shirt et blouson dans une rue, vraisemblablement à New York. La différence de posture étant qu’il ne regarde plus la caméra mais a les yeux baissés. Cette première partie ne dure que quelques secondes, avant que nous ne replongions dans le tribunal où se mêleront également des souvenirs des interrogatoires violents de tous les protagonistes. Est-ce Kevin Richardson seul qui se trouve un échappatoire ? ou faut-il comprendre qu’il nous est ici présenté une variation de cet ailleurs dans lequel se réfugient tous les jeunes adolescents ? Comprendre ici que le film fait le choix de l’un à valeur universelle nous semble ici une réponse qui l’inscrit bel et bien dans une lutte politique et éthique.

La seconde partie où l’on voit Kevin dans la rue commence juste après la tombée du verdict par le greffier. Le mot « guilty » résonne avec force, les cris et les pleurs s’élèvent dans le tribunal, mais sont aussitôt étouffés par le changement de plan qui nous ramène à Kevin dans cette rue, à 01:07:16, dans la posture où nous l’avions laissé plus tôt : tête baissée ; qui se redresse à présent. Au moment du changement de plan et du fade out de l’agitation du tribunal, l’espace sonore fait place à une basse et une contrebasse qui tiennent une note grave pendant de longues secondes — soit toute la durée de cette deuxième partie avec Kevin. La violence physique subie à l’œil n’est plus visible, mais à l’instant où il relève la tête dans cette rue de New York, la dureté des sillons sur son front ont fait fuir l’innocence de l’enfance à jamais. Son regard et sa bouche mi-ouverte marque le choc mais la plissure légère de son visage marque la tenue imparfaite de cette contrebasse, presque tremblante : incarnant par l’amplitude et les légers tressaillements la gravité de l’instant, alliée d’une caméra cadrant le visage de Kevin Richardson et reculant très légèrement. Nous prenons conscience que l’image est déformée autour de lui, en fish-eye trouble, comme si la force de cette corde basse vibrée emplissait tant l’espace audio-visuel que plus rien d’autre ne pouvait exister. Cet instant où l’on comprend qu’il se passe quelque chose mais qu’il est encore impossible d’y réagir. Ce regard caméra qui s’interroge et qui nous interroge : pourquoi et comment ? Ce recul, comme si l’incompréhension forçait la caméra à fuir sous le regard de cet adolescent. Dans le prolongement de ce mouvement et de ce regard, c’est ce son de corde et sa matérialité tangible qui semble figer l’instant, résonance de l’idée de mépris empêchant les corps de leur déplacement légitime.

À 01:08:04 arrive la dernière partie où nous voyons Kevin dans cette rue new yorkaise. La caméra continue son recul, et nous constatons qu’il est assis sur une chaise en plein milieu de la rue, les contours de la ville apparaissant nettement à présent : comme une résistance de faire vivre visuellement cet espace quelques secondes de plus. Il soulève une trompette qu’il porte à sa bouche. Cette trompette, nous le savons, est ce qu’il dévoile de sa vie lors de l’interrogatoire : 

- Le policier :  « What do you like to do after school, kid? »
- Kevin Richardson : « I play… I play trumpet »
- Le policier : « Wow! That ain’t easy. And you wanna keep playing, right? Get to be as good as Miles? You don’t want to throw all that away »5

Le visage tuméfié par le coup reçu lors de son arrestation, Kevin, le regard fuyant, esquisse une réponse. La réaction du policier n’est pas filmée, nous restons sur un plan de Kevin, mais celui-ci est partiellement obscurci par la silhouette du policier dans un mouvement latéral de caméra. Nous comprenons alors que cette intrusion du policier a déjà obscurci la vie de Kevin. Rognant l’espace de son plan sur cette fausse exclamation, il abîme l’intimité du garçon, qui se révèle par un regard qui plonge et un rapprochement des épaules, marquant la volonté de se recroqueviller. C’est dans la résonance de cette séquence que s’inscrit cette troisième partie : lorsque Kevin souffle dans sa trompette, alors se révèle une lutte, celle du film mais bien au-delà : cette lutte pour la reconnaissance.

Cette séquence est inscrite au moment du verdict et, par ses parties séparées, elle fait exister un ailleurs pour Kevin entre l’avant et l’après condamnation : possible devenant alors impossible. C’est dans cette jonction que le film résiste, l’espace de quelques instants : il se refuse à admettre le verdict, luttant pour faire exister quelques secondes encore ce possible devenant impossible. Prenant l’exemple de la peinture, Gilles Deleuze nous dit que « [m]ême si le matériau ne durait que quelques secondes, il donnerait à la sensation le pouvoir d’exister et de se conserver en soi, dans l’éternité qui coexiste avec cette courte durée » et ajoute que

Tant que le matériau dure, c’est d’une éternité que le matériau jouit dans ces moments mêmes. La sensation ne réalise pas dans le matériau sans que le matériau ne passe entièrement dans la sensation, dans le percept ou l’affect. Toute la matière devient expressive.6


Serge Cardinal explicite ce passage, notamment dans le cas du cinéma en expliquant que « le percept n’a pas besoin de la mémoire de celui qui l’éprouve, personnage, auteur ou spectateur, pour se conserver : il se conserve en soi, aussi longtemps que dure le matériau filmique qui l’a rendu possible »7. Ce qui est rendu possible ici, ce n’est pas un avenir radieux imaginé par Kevin qui ferait miroiter une certaine utopie ; c’est déjà un possible entaché par l’arrestation et le mépris dont il a été victime. C’est ce qui fait de cette séquence, non une revendication idéale ou un échappatoire, mais un espace de lutte où s’inscrit par le son de cette trompette, un conflit éthique (préjugés raciaux) et politique (un système judiciaire défaillant) : nous oscillons entre cette possibilité de souffler et cette impossibilité d’émettre le son d’une trompette : sa capacité musicale devant faire place à une lutte ; celle de sa reconnaissance.
Le fait de dénaturer le son, c’est finalement déjà avoir violé son sanctuaire musical, ergo son intimité. La trompette renvoyant à Miles, peut-être, comme le suggérait le policier. Mais si Kevin y voyait des envolées lyriques, la force du souffle, l’émerveillement d’un son, alors lui subtiliser son son, c’est déjà l’empêcher d’avoir une identité propre. Et comment penser que le commentaire du policier ne soulève pas la question de l’avoir rapproché de Miles par sa couleur ? Parce qu’on ne lui reconnaitrait alors ici qu’une couleur alliée à une trompette : c’est de le renvoyer à une identité qui n’est pas la sienne, mais celle qui lui aura été imposée avec mépris dans cette garde à vue interminable. Rien n’est dit, mais comment ne pas douter ? Ces deux notes plaintives, pleine d’écho deviennent alors la pleine conscience que seule reste une résonance lointaine de ce qu’aurait pu être sa musique, sa vie. Son pied bat une mesure qui ne correspond plus à la musique, et la synchronisation de l’émission du son est imparfaite. Autant de signe qui montre que l’image lutte et gagne en netteté dans ces quelques secondes, mais que l’essence, l’âme de sa musique, est aspirée, étirée, dénaturée. C’est dans ce complexe (littéralement) audio-visuel, que la lutte est rendue sensible : elle est une lutte entre Kevin et lui-même, entre ses aspirations et la violence qui le fait vaciller — si la lutte doit trouver sa première bataille, c’est avant tout avec soi-même : « c’est dans cette blessure de l’idée positive qu’ils ont pu acquérir d’eux-mêmes »8.
Ce mépris est déjà ancré dans cette séquence, qui nous fait comprendre qu’il est déjà présent depuis longtemps avant sa condamnation (la garde à vue ? probablement bien au-delà du temps, du film). Cet instant, ce sont ces mots entendus et ce qu’ils véhiculent, ce sont ces menottes : autant de violences perpétrées par ce qu’on lui fait subir, que par ce qu’on lui refuse.
La condamnation, c’est l’apogée des violences successives qui lui sont faites et pourtant, paradoxalement, c’est leur justification que le jury du tribunal adoube lors de la sentence. Faire apparaître ce paradoxe, cette justification de la violence, ou autrement dit, la violence de la violence, là réside la force de la mise en scène. 

[Fin de la partie 1, pour la suite, voir partie 2/3 : Déni de reconnaissance]


  1. Camille Vignes, « Dans leur regard Saison 1 : pourquoi Netflix frappe fort avec sa nouvelle série puissante, révoltante et politique », dans écranlarge le 15 juin 2019 (consulté le 24 juillet 2019 sur https://www.ecranlarge.com/saisons/critique/1088661-dans-leur-regard-saison-1-pourquoi-netflix-frappe-fort-avec-sa-nouvelle-serie-puissante-revoltante-et-politique). Voir également la critique de Nicolas Rapold dans Film Comment; New York, vol. 55, n° 4, 2019, p. 76 ainsi que celle de Daniel D’Addario dans Variety; Los Angeles, vol. 244, n° 4, 2019, p. 125.
  2. Camille Vignes, « Dans leur regard Saison 1 : pourquoi Netflix frappe fort avec sa nouvelle série puissante, révoltante et politique », op. cit.
  3. Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, coll. Passages, Paris, Éditions du Cerf, 2007.
  4. Stanley Cavell, La projection du monde : réflexions sur l’ontologie du cinéma, Coll. Extrême contemporain, Paris, Belin, 1999, p. 43.
  5. Épisode 1, à 00:37:53.
  6. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 2005 [1991], p. 199-200.
  7. Serge Cardinal, Deleuze au cinéma: une introduction à l’empirisme supérieur de l’image-temps, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 203 (plus largement sur « le percept » les pages 201 à 205).
  8. Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit. p. 161.

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