[Partie 2]
Déni de reconnaissance
Dans son ouvrage La lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth explicite la pensée de Hegel sur le sujet, qu’il complète notamment avec celle de Mead. Il consacre néanmoins un chapitre sur ce qui semble manquer, ou du moins sur ce qui est présent par son absence, mais qui n’est pas détaillé à sa juste valeur pour l’auteur : la question du mépris ou plus exactement des mépris. Il explique ainsi que
[a]ucun des deux penseurs [Hegel et Mead], en effet, n’a su déterminer de façon satisfaisante les expériences sociales sous la pression desquelles la lutte pour la reconnaissance est censée se produire au cours de l’histoire : on ne trouve ni chez Hegel ni chez Mead un examen systématique des formes de mépris qui, comme le pendant négatif des différents rapports de reconnaissance, amènent les acteurs sociaux à faire l’expérience concrète d’un déni de reconnaissance.1
C’est dans le constat de ce manquement que Axel Honneth rédige le chapitre VI de son ouvrage : « Identité personnelle et mépris. Les atteintes à l’intégrité physique, juridique et morale de la personne humaine »2, et c’est sa lecture qui nous aidera à mieux cerner la séquence qui est en jeu.
Il explique dans ce chapitre que le mépris (ou ses différentes formes) est « un déni de reconnaissance », et qu’avant toute autre manifestation, « il les blesse dans l’idée positive qu’ils ont pu avoir d’eux-mêmes »3. Bien que généralisant le terme de mépris comme déni de reconnaissance, il lui semble important de ne pas gommer ses différentes catégories par une dénomination commune. Il souhaite donc les inscrire en miroir des distinctions positives qu’il explicite plus tôt des textes de Hegel et Mead4 ; c’est par cela qu’il pense pouvoir
[…] aborder une question à laquelle ni Hegel ni Mead n’ont apporté de réponse : Comment l’expérience du mépris peut-elle envahir la vie affective des sujets humains au points de les jeter dans la résistance et l’affrontement social, autrement dit, une lutte pour la reconnaissance ?5
Il s’agit de déplacer cette question dans le cas de notre film. Il s’agit de rappeler que les mépris subis par ces adolescents à qui il n’a jamais rien été proposé d’autre qu’un déni de reconnaissance, et que jamais ils n’ont pu résister ouvertement. Cette lutte de la reconnaissance passe par cette tentative d’échappatoire, par une audace fictionnelle de mise-en-scène : une esquisse d’un monde dans lequel il serait permis de lutter : c’est offrir la lutte de l’estime de soi par les procédés cinématographiques. Kevin Richardson est dans cette lutte lorsqu’il se trouve dans cette rue new yorkaise ; lorsqu’il relève la tête pour affronter son verdict ; lorsqu’il s’élance pour jouer dans une rue qui se fait peu à peu plus nette. Au moment du souffle, au moment de l’élan, au moment où le jeune musicien engage son souffle, alors il engage son corps et son âme : c’est ici qu’il vacille, car c’est ici que la transcription du son n’est plus possible. C’est son âme qui se révèle, cette plainte de deux notes ; cette texture sonore réverbérée et fantomatique, image sonore d’un détachement de soi. Enfin, cette seconde note qui se conclue sur un retour au tribunal où Kevin, condamnée, baisse la tête.
Le premier type de mépris décrit par Alex Honneth est celui « qui atteint la personne sur le plan de son intégrité physique : les formes de sévices par lesquelles on retire à un être humain toute possibilité de disposer de son corps »6. Nous comprenons mieux alors la mise en scène de la séquence finale de l’épisode deux, au tribunal : les annonces des faits pour lesquels ils sont inculpés défilent dans un continuum sonore, difficile à percevoir de façon nette et linéaire. Les mots et les phrases s’entrechoquent dans un montage extrêmement vif et acéré, qui alterne entre les visages des adolescents, ne laissant paraître que de légers tressaillements, et les souvenirs des violences subies lors des interrogatoires. La musique entre alors, avec ses nappes et ses percussions, et monte en tension dans un crescendo, à l’image d’une vague incontrôlable, pour nous conduire au visage du greffier. Alors les percussions s’arrêtent, ne laissant que la nappe sonore, pour que résonne avec plus d’impact encore la sentence (« guilty »). En réalité, nous comprenons qu’ils sont déjà condamnés, ne serait-ce que par le visage du greffier. Obligé au devoir de réserve, rien ne semble transparaître et pourtant, sur ce visage légèrement renfermé, les traits durs pour lutter, apparaissent des traces de sueurs. Trahissant son impassibilité, impuissant mais concerné, son corps ici, ne saurait mentir, à l’image de celui de Korey Wise, dont la larme si longtemps retenue, s’échappe en laissant une infime trace sur sa joue gauche.
C’est dans cet imaginaire, en soufflant dans cette trompette, qu’entrecoupée de cette sentence du tribunal, de ses souvenirs de violence, que la lutte de Kevin Richardson pour son intégrité psychique est en jeu. Comme l’explicite Axel Honneth, lorsqu’il dit que tenter de se rendre maître du corps d’un autre « contre sa volonté, on le soumet à en effet à une humiliation qui détruit en elle, plus profondément que d’autres formes de mépris, sa relation pratique à soi ». Il poursuit en disant que cette atteinte n’est pas
[…] tant dans la douleur purement physique que dans le fait que cette douleur s’accompagne chez la victime du sentiment d’être soumis sans défense à la volonté d’un autre sujet, au point de perdre la sensation même de sa propre réalité.7
Les trois parties que nous voyons sont autant d’étapes dans lesquelles il résiste avec sa réalité, jusqu’au vacillement que nous avons évoqué. Malheureusement, ce vacillement, c’est la matérialité du souvenir sonore qui lui fait défaut car le son est matérialité, est vibration. Mais accepter la matérialité du son, c’est accepter les larmes et les cris : il ne peut s’y résoudre : alors le son se transforme, devenant plainte, alarme à qui voudrait l’entendre : la lutte s’engage pour être maître de sa « propre réalité ».
Ce premier type de mépris est, pour Axel Honneth, différent des deux autres dans la mesure où il n’est pas directement attaché à des considérations culturelles. Pour l’auteur, cette « expérience de la torture […] provoque toujours un effondrement dramatique de la confiance de l’individu »8 là où les deux autres types de mépris « subissent un processus de transformation historique ». Le deuxième dont il est question porte sur « les expériences d’humiliation », lorsqu’une personne « se trouve structurellement exclu de certains droits au sein de la société »9. Cela nous emmène à une autre séquence, pour mieux revenir ensuite à celle que nous étudions. Il s’agit du final de l’épisode trois, où Raymond Santana Jr., maintenant adulte et sorti de prison, va se faire arrêter pour trafic de drogue. Dans l’impossibilité de trouver un travail face à des mesures structurellement exclusives des repris de justice, il trouve comme seul moyen de subsister la vente de drogue. Lorsque son père l’apprend et le met à la porte, la séquence démarre et nous amènera à son arrestation. Montée sur le morceau « All Things To All Men »10, la séquence est ainsi rythmée par une musique qui fonctionne par loop avec des ajouts successifs d’instruments, sur des images ralenties et un monologue de Raymond en voix-off. Ces images qui défilent démarrent sur le visage de Raymond, jeté de la maison paternelle, entendant sa belle-mère menacer de le dénoncer à la police. Alors apparaît, dans cette loop musicale qui s’installe, le regard de Raymond. Ce regard qui nous renvoie à leurs regards à tous, enfants : celui qui marque la stupeur et la peur, l’incompréhension face à la dureté et l’injustice du traitement : face à la violence du monde. S’ensuivent alors une succession de plans de Yusef Salaam allant se coucher, de Kevin Richardson à Central Parc, et enfin d’Anton McCray avant de revenir à Raymond, arrêté par la police. Toujours sur la musique, et dans la continuité du regard de Raymond, nous comprenons que le monologue tourne et a tourné en boucle dans l’esprit de chacun d’entre eux. Par ses ralentis, sa caméra à l’épaule, la mise en scène capture tour à tour dans leur regard ces mêmes questions, ces mêmes angoisses rythmées par les instruments à vent, soufflant et re-soufflant sur ces paroles de Raymond :
We was just out. It was a nice night. That’s all. We was just hanging out. They say “boys will be boys”. When they say “boys” they not talking about us. They talking about other boys from other places. When did we ever get to be boys? I can’t be something I’m not. I ain’t a citizen. They don’t want me to be. I don’t even wanna be. I’m somewhere I don’t know. Half in, half out… no matter where I go.11
La musique ne s’interrompt pas, les sons entrent, travaillant de concert avec l’image et les mots entendus. Sur cette loop entre la basse au moment où Raymond dit « It was a nice night » : cette basse qui marque tout le poids de cette phrase pourtant si anodine, en même temps qu’il nous est montré Yusef embrassant sa femme, avant d’aller dormir. Lorsqu’il dit ne pas être un citoyen, parce qu’on ne veut pas qu’il le soit, nous voyons Raymond avançant vers les voitures de police : le cri du policier, les sirènes et leurs feux s’entremêlant dans un espace diffus, pour que seule reste distincte la voix du protagoniste. La seule lutte restante possible ici pour la mise en scène est la sauvegarde de sa voix. Voix qui, dans ce tourbillon qui le condamne sans fin, commente. Voix tremblante dont nous percevons la fébrilité, qui révèle, malgré l’attitude solide et calme de Raymond, l’enfant qu’il était alors : perdu, « half-in, half-out ».
Dans cette rupture d’identité, nous trouvons dans le matériau sonore encore une preuve que la mise en scène veut poursuivre cette lutte. À l’image de ces deux notes de trompette qui nous font comprendre une incompréhension du protagoniste face au monde, nous pourrions entendre dans ce son un cri, une voix. La mise en scène s’attache à la voix de Raymond, sans instrument intermédiaire, mais avec la force de la fragilité. C’est parce que la mise en scène peut être un espace de mise à nu que nous comprenons que la lutte face au déni passe par une reconnaissance de leur voix : par cette écoute déjà, tout se dessine : la réverbération de la trompette en plainte, le grain de voix cassé de Raymond, : tout cela révèle le mépris cassant qui mène à cette perte identitaire. Axel Honneth parle ici du fait qu’il ne s’agit pas seulement de la « limitation brutale de l’autonomie personnelle », « l’expérience de la privation de droits est typiquement liée à une perte de respect de soi, c’est-à-dire l’incapacité de s’envisager soi-même comme un partenaire d’interaction susceptible de traiter d’égal à égal avec tous ses semblables. » Autrement dit « I’m somewhere I don’t know ».
La dernière forme de mépris nous ramène au premier épisode, car il s’agit là pour Alex Honneth « de juger négativement la valeur sociale de certains individus ou de certains groupes »12. Pour cela, il faut remonter dès le premier épisode, pour comprendre que le fait d’être noir était synonyme d’œillères pour la justice : œillères qu’ils soient encore enfants ; œillères qu’ils aient des droits ; œillère de la présomption d’innocence. La séquence qui nous intéresse est celle où la procureure de l’enquête, Linda Fairstein, explique qu’elle veut retrouver tous les jeunes arrêtés pour tapage dans Central Park la veille. Elle dit « […] I need all of them. Every young black male who was in the park last night is a suspect in the rape of that woman ». Ce n’est pas tant ce qu’elle dit que ce qu’elle dit dans le complexe audio-visuel : le poing serré dans sa déclamation du « all of them » avant de scander avec son bras les trois mots « every », « young » et « black », en insistant vocalement sur ce dernier. Elle ne qualifiera pas la joggeuse par sa couleur. En spécifiant « black », elle caractéristique ; en caractérisant, elle différencie ; en différenciant, ici, elle méprise. Malgré l’utilisation du mot « suspect », la tension dans la voix et la mise en scène que Linda Fairstein offre aux policiers est bien plutôt un appel à traquer, non des suspects présumés innocents, mais déjà des criminels. Au moment où cette phrase est dite, où le sous-entendu est levé, alors la traque est lancée, le jugement, déjà tombé. Cela est confirmé par le suite directe de la mise en scène de son discours qui sera en voix-off, dans les rues de Harlem : « I want units out strong… - Come on, guys. What did we miss? Let’s get an army of blue up in Harlem ». Au moment où nous basculons dans Harlem, plusieurs éléments de mise en scène nous frappent : la photo virant au bleu très sombre, cette ambiance froide où les figures commencent à devenir silhouettes. La musique ensuite, discrète mais dont les percussions synthétiques donnent l’effet d’une aspiration et d’une tension palpable, pas si loin de l’idée d’un battement de cœur affolé. Tout cela crée déjà une ambiance de tension palpable par les couleurs de l’image et du son, auxquelles s’ajoute également une sirène de police. Celle-ci n’est pas au loin, mais elle n’est pas directement audible non plus. C’est dans cette indétermination que la peur survient ; comment savoir qu’elle n’est pas pour nous ? Dans cette sonorité réverbérée qui nous fais sentir cette idée de traque, cette sirène donne également le sentiment d’être l’une parmi tant d’autres ; comme si elle faisait partie intégrante de cet espace de Harlem, comme si jamais elle ne s’éloignait, comme un mauvais rêve constant, comme une peur constante. Enfin, au moment où Linda Fairstein s’interroge et interroge les policiers : « What did we miss? Let’s get an army of blue up in Harlem », nous voyons un policier blanc pousser un jeune noir contre une barrière pour le fouiller. Comment ne pas voir ici toute une iconographie qui, à l’image de la sirène, semble être un élément du décor, un élément de vie : la fouille, les interpellations. Les mains dans les poches, le jeune s’avance, il n’offre aucune résistance, ni aucune surprise d’ailleurs. Il se laisse fouiller et attend. La violence étant devenue la routine.
Comment ne pas voir alors que cette routine violente ou que cette violence quotidienne n’est pas là cette troisième forme de mépris ? « Pour l’individu, l’expérience d’un tel déclassement social va donc de pair avec une perte de l’estime de soi »13. Le pire ici est peut-être que cette expérience est devenue une habitude : problème quotidien, systémique : éminemment éthique et politique.
[Fin de la partie 2, pour la suite, voir partie 3/3 : Quelle réponse au mépris ?]
- Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit. p. 114-115.
- Ibid., p. 161 à 170.
- Ibid., p. 161.
- Ibid., p. 115 : Axel Honneth explicite la notion théorique des « reconnaissances mutuelles » qu’il retrouve chez Hegel mais également chez Mead dans trois formes que sont « les liens affectifs […], la reconnaissance juridique et l’adhésion à un groupe solidaire ». C’est, dans l’interprétation que fait Alex Honneth de Mead que « la succession ces trois formes entraîne le développement progressif de la relation positive que la personne entretient avec elle-même.
- Ibid., p. 162.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid., 163.
- Ibid.
- Morceau composé par The Cinematic Orchestra ft. Roots Manuva, de l’album Every Day, 2002.
- Épisode 3 à 01:07:05.
- Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 164.
- Ibid., p. 164.