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Billet de blog 13 juin 2020

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Ce qu’un son de trompette peut nous dire d’une lutte pour la reconnaissance [3/3]

Cette réflexion sur la série d'Ava DuVernay « When they see us » a été écrite il y a maintenant plusieurs mois. Elle n'est donc pas une réaction aux récents évènements. En revanche, ce qui est en réaction à ces évènements, c'est le choix de le publier ici, et non dans une revue universitaire. Cette modeste contribution est en trois parties (numéro de la partie indiquée dans le titre).

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[Partie 3]


Quelle réponse au mépris ?

Autant Axel Honneth nous a permis de poser le mépris qui condamne avec force ces cinq adolescents, autant le film nous aide à mettre à jour quelques éléments quant aux possibles réponses que peut nous offrir le cinéma. C’est déjà la lutte dont nous avons discuté ; initiée par la séquence de Kevin Richardson, avec sa trompette, dans cette rue de New York, aux prises avec le vacillement de sa propre réalité : son innocence. Pour les protagonistes déjà, c’est la compréhension que l’innocence peut être clamée, mais qu’elle n’est déjà plus. À tricher sur leur innocence, ils l’ont aussi violée.
Dans cette réaction au mépris, nous pensons ici que cette mini-série nous offre des réponses qui marquent un désaccord partiel, ou du moins esquisse une piste différente, peut-être complémentaire, à l’argument d’Axel Honneth :

Nous n’avons trouvé ni chez Hegel ni chez Mead une indication sur la manière dont l’expérience du mépris social peut pousser un sujet à s’engager dans une lutte ou un conflit d’ordre pratique […]. Ma thèse est que cette fonction peut être remplie par certaines réactions émotionnelles négatives, telles que la honte, la colère ou l’indignation ressentie face à l’injure du mépris. Ces réactions constituent les symptômes psychiques à partir desquels un sujet peut prendre conscience qu’il est illégitimement privé de reconnaissance sociale.1

Bien que de façon éparse, nous voyons ces moments d’indignation ou de colère essentiellement dans l’entourage des adolescents. La lutte qui s’engage dans le film ne s’y arrête que rarement et ne fait l’objet d’aucune emphase particulière. Elle est toile de fond par la radio, par les discussions, ou encore par les manifestations en marge du procès. Le film, en revanche, présente une lutte bien différente, qui dans les lignes que nous avons écrites, est déjà esquissée. Elle passe par un ailleurs, un possible qui n’est plus, une plainte lancée au monde. Lorsque Kevin Richardson ferme les yeux et souffle dans cette trompette, il n’y a pas de honte, pas d’indignation, pas de colère. Il y a de l’incompréhension et de la tristesse ; il y a le vide immense qui se crée entre lui et cette caméra qui recule ; image même de ce fossé qui se creuse dans le rapport à l’État : cette violence qui fait dire à Raymond Santana Jr. « I ain’t a citizen. They don’t want me to be ». Voilà ce qui finit par se briser après le mépris. La lutte qui s’engage alors dans le film n’est pas la mise en lumière d’une colère, d’une honte ou d’une indignation, elle est tout d’abord de faire vivre leurs émotions, leurs échappatoires : leur droit d’existence par leurs émotions les plus intimes et les plus injustes : celle de la tristesse ; celle de l’incompréhension : légitimes.
La lutte qui est mise en place n’est pas celle d’une réaction face à la colère, l’indignation ou la honte, car la réponse du film est plus lourde : ils n’ont pas droit à ces réactions parce qu’elles ne trouvent pas de répondant. Dans ce mépris, ce déni de reconnaissance, on ne leur reconnaît pas non plus la colère, l’indignation ou la honte, on ne leur reconnait pas la même existence que d’autres. L’État n’est plus, car il n’a finalement jamais été ; alors, avant de pouvoir entrer dans la lutte qui serait celle la reconnaissance, celle-ci devient lutte d’une existence : de leur tristesse et de leur incompréhension ; mais également de leurs rêves d’ailleurs.

À l’image de Korey Wise, dont la brèche s’ouvre avec la séquence où Kevin Richardson souffle dans sa trompette : l’ailleurs devient plus que nécessaire ; il devient vital. Après l’attaque au couteau suivant son transfert de prison, orchestré par le gardien, c’est par le rêve qu’il se redresse, dans sa cellule d’isolement. Mais surtout, c’est par la poursuite de ce qui aurait été son possible s’il n’avait pas été arrêté. Ce possible, c’est la suite de son rendez-vous amoureux à Coney Island, à la fête foraine2. Nous voyons ainsi la main tendue de Korey, promettant à son amie qu’il l’emmènera sur l’île. Main tendue imaginaire de son amie dans la cellule ensuite, qui sera le début de l’imaginaire de Korey ; alternant entre la cellule où nous le voyons, les yeux fermés, mimer (ou devrions-nous dire vivre ?) la scène et ladite scène de son imaginaire. La porte de la cellule s’ouvre alors sur un espace forain, qui se révèle alors dans une explosion de couleurs, sous les exclamations du protagoniste demandant plusieurs fois « Is this for real?! ». Parce qu’il ne peut plus compter sur l’État, ou parce qu’il comprend qu’il n’a jamais pu, Korey fait alors exister cette journée pour lui. Et le film fait exister cet instant avec toute l’emphase dont il est capable. Les couleurs éclatantes, en parfaite opposition avec le reste du film dont les teintes sont froides et sombres, sont au bord du kitsch. Le kitsch de la romance parfaite d’un adolescent de seize ans qui découvre le monde et sa beauté ; qui s’émerveille d’une petite attention, et qui n’est finalement, encore qu’un grand enfant. Les cris dans les attractions mêlés aux rires diffus s’entremêlent aux ralentis et à la caméra à l’épaule qui court et joue avec eux. Tout cela fait entendre le thème musical, qui dans ces boucles, donnent le sentiment de ces manèges qui tournoient encore et toujours : au piano d’abord sur une nappe de cordes, avant que ce même thème ne soit repris au violoncelle dans un lyrisme rejoignant le décor, les couleurs, les éclats de rire. Le too much qui ne sera jamais assez car il ne sera jamais. À la fois pour lutter pour l’existence de ce possible qui aurait dû être ; à la fois pour que la violence de ce qui a été, résonne avec force.
Le rêve ne sera pas la seule réponse du film pour Korey, mais une première étape. La violence de la réalité post-rêve du refus de sa liberté conditionnelle sera pour lui une offense à laquelle il réagira par la colère et le désespoir. Mais malgré ce que dit Axel Honneth, cela n’aura aucune incidence, et le film ne revendiquera cet état que comme transitoire car n’ayant aucun effet : il n’y a pas d’interlocuteur pour être en capacité de les exprimer. Alors s’ensuivra la résignation : celle qui lui permettra d’effacer l’idée du possible rendu impossible. De comprendre que l’incompréhension vient de l’injustice, et que jamais elle ne changera. Il comprend alors qu’il est seul. Cette prise de conscience qui fait qu’il ne lutte plus pour une place (ou pour la reconnaissance) mais pour lui-même, seul (son existence), arrive lorsqu’il s’imagine parler à sa mère dans sa cellule3. Il se remémore alors ce qu’il lui a crié à l’audience « I know you tried to be a good mom! », et qu’il se le dit à voix haute dans sa cellule : laissant peut-être arriver l’impact réel de ses paroles à sa conscience ; et d’ajouter « [s]ometimes all you could do is try your best ». Les croisements émotionnels entre son histoire personnelle et le procès marquent le sentiment d’abandon de l’État, mais ce sentiment d’abandon est le même par rapport à sa mère. Ainsi, c’est en acceptant le lâcher prise avec elle qu’il acceptera le lâcher prise absolu. La larme qui coulera le long de sa joue laissera exactement la même trace sur sa joue gauche que celle échappée au moment du verdict. Mais la bouche ne tremble plus, le visage est plus assuré. Un regard vers le ciel nous fait comprendre que là se trouve peut-être le dernier endroit où trouver une lumière : l’incompréhension a laissé place à la tristesse, et à l’acceptation. Après l’étreinte imaginaire avec sa mère, le plan suivant nous présente Korey au même endroit de sa cellule, mais à présent seul. La tête penchée, il s’imagine encore un instant sur l’épaule de sa mère, et nous n’imaginons plus avec lui : nous le regardons imaginer ; comme si la caméra, après le recul face à la trompette de Kevin, se sentait également obligée de garder une distance respectueuse. Enfin, Korey, les yeux toujours fermés, la tête toujours légèrement penchée, souffle. Ce souffle, qui vient s’inscrire dans la conclusion musicale, est également conclusion de la séquence. La plus grande violence est de devoir accepter de ne pas pouvoir lutter pour la reconnaissance ; pour espérer exister pour soi.

C’est lorsque le citoyen doit lutter avec lui-même pour que le mépris ne le dénature pas, ne le déshumanise pas, que la question éthique devient centrale. Ici, c’est dans la problématique éthique que s’inscrit le problème politique. Ces garçons ont été jugés avant d’être jugés, ce qui en fait un problème éthique entrainant une défaillance systémique, donc également politique. Ce que la société n’a jamais pu leur offrir, c’est le droit d’une lutte. Peut-être est-ce là une force du cinéma : celle d’offrir à un jeune garçon de quatorze ans, armé de sa trompette, le droit de reconfigurer le monde et de lutter, l’espace de quelques instants au moins.
[Fin]


  1. Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 166.
  2. Voir épisode 4 : 00:49:00.
  3. Ibid. : 00:55:35.

ANNEXE

  • Ouvrages
    - Cardinal Serge, chapitre IV « Fabulation de l’image » p. 201-231, dans Cardinal Serge, Deleuze au cinéma: une introduction à l’empirisme supérieur de l’image-temps, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010.
    - Cavell Stanley, La projection du monde : réflexions sur l’ontologie du cinéma, Coll. Extrême contemporain, Paris, Belin, 1999.

    Deleuze Gilles et Guattari Félix,, chapitre 3 « Les personnages conceptuels », p. 72-99, dans Deleuze Gilles et Guattari Félix, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 2005 [1991].

    - Honneth Axel, La lutte pour la reconnaissance, coll. Passages, Paris, Éditions du Cerf, 2007.

  • Article
    - Vignes Camille, « Dans leur regard Saison 1 : pourquoi Netflix frappe fort avec sa nouvelle série puissante, révoltante et politique », dans écranlarge le 15 juin 2019 (https://www.ecranlarge.com/saisons/critique/1088661-dans-leur-regard-saison-1-pourquoi-netflix-frappe-fort-avec-sa-nouvelle-serie-puissante-revoltante-et-politique, consulté le 24 juillet 2019).
  • Critiques sur le film
    - D’Addario Daniel dans Variety; Los Angeles, vol. 244, n° 4, 2019, p. 125.
    - Rapold Nicolas dans Film Comment; New York, vol. 55, n° 4, 2019, p. 76.
  • Musique
    - The Cinematic Orchestra ft. Roots Manuva, « All Things to All Men », de l’album Every Day, 2002.
  • Film
    - Dans leur regard (When They See Us), série de quatre épisodes, réalisée par Ava DuVernay, sortie le 31 mai 2019 sur la plateforme Netflix.

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