1974
CRITIQUES JUIVES DU SIONISME
MOSHE MENUHIN
Moshe Menuhin (Biélorussie, 1893 - États-Unis, 1983). Mathématicien et professeur d’hébreu, né dans une famille hassidique. Il est le père du violoniste Yehudi Menuhin. Après des études dans yeshiva orthodoxe de Jérusalem puis, de 1909 à 1913, au Gymnasium Herzliya à Jaffa-Tel Aviv, il quitte la Palestine pour New-York, où il suit des études de mathématiques, de sciences politiues et de pédagogie à la New York University. Après la déclaration Balfour de 1917, il reste installé au États-Unis, où il devient l’un des théoriciens juifs américains de l’antisionisme diasporique. Proche de l’ACJ, lorsque le rabbin Elmer Berger en sera exclu, il fondera avec lui les American Jewish Alternatives to Zionism. Il a publié en 1965 The Decadence of Judaism in Our Time (La décadence du judaïsme contemporain).
À cette heure tardive de ma vie, j’ai un petit secret personnel à révéler et à partager avec mes amis. En dépit des blâmes et des jugements sévères sur la dégénérescence des juifs sionistes et de l’Israël sioniste que j’ai formulé dans mon livre : The Decadence of Judaism in Our Time, et face à la montée insensée des idéaux païens de Lebensraum dans l’Israël sioniste, à la recherche d’un toujours plus grand empire d’Eretz Israel, à l’est, au nord et au sud, « la frontière de sécurité » (« définitive » ?) sur le canal de Suez ayant été atteinte à l’ouest ; en dépit de la tragédie subie par ce peuple juif qu’on a persuadé d’abandonner le judaïsme prophétique, universel et éthique, pour une vie séculière, temporaire, scintillante et aveuglément excitante dans un nouvel État national-socialiste « juif », conquérant et expansionniste ; en dépit de tout cela, j’ai toujours espéré, au plus profond de mon cœur, qu’un miraculeux réveil du Juif adviendrait un jour en Israël. J’ai toujours espéré qu’influencée par les changements de jugement et d’attitude de l’après-Deuxième Guerre mondiale dans toute l’Europe, l’Asie et l’Afrique, et malgré la propagande colossale de l’appareil sioniste, la nouvelle génération des Juifs israéliens se libèrerait des idéaux archaïques et obsolètes de l’État-nation prédateur, impérialiste et colonialiste, qui ont détruit leur jeunesse, leur bien-être et leurs patries.
D’une façon ou d’une autre, je rêve et j’espère que le remords saisira les cœurs du peuple juif, et que les Juifs redeviendront simplement des Juifs, et non pas des nationalistes « juifs ». Cela doit être le Pinteleh Yid (la petite pépite juive) que mon grand-père authentiquement orthodoxe, humain et droit, ma planté dans le cœur dans la vieille Jérusalem : un noyau dur d’universalisme et de judaïsme prophétique, avant que je subisse l’influence suffocante du nationalisme « juif » et du racisme du « peuple élu » au lycée Herzliya à Jaffa-Tel Aviv, en Palestine, où j’ai étudié de 1909 à 1913. Je rêve toujours, aujourd’hui, de l’avènement d’une renaissance juive spirituelle et morale, et d’un retour au vrai Dieu du peuple d’Israël, loin des idées des Josué modernes : Ben Gourion, Moshé Dayan, Menahem Begin, Golda Meir et compagnie…
Alors que j’arrive au bout du chemin, à 80 ans passés, les questions juives me taraudent jour et nuit : comment des Juifs instruits, sages, âgés, civilisés, éthiques et humains, ont-ils pu perdre la tête et leur sagesse triplement millénaire pour embrasser les idéaux païens, matérialistes et sanglants d’un nationalisme politique prédateur ? Comment un curieux assemblage d’occasion, fait de Juifs progressistes et arriérés, philosophes et illettrés, compatissants et cruels, convaincus de force d’immigrer dans une vieille patrie arabe, ont-ils pu, unis par la subversion et la propagande (éducation), et, après avoir atteint un total d’environ 2 millions et demi de Juifs, se mettre à menacer, défier, soumettre, déloger, occuper et saisir les foyers et les patries de millions d’Arabes, en défiant, du même coup, les centaines de millions qui, partout dans le monde, sympathisent avec la juste cause des Arabes ? Comment un véritable sage juif – à moins qu’il y ait plus de juifs depuis qu’ils sont devenus des nationalistes militaristes païens – peut-il imaginer aujourd’hui que l’Israël sioniste, dans son soudain isolement, et après vingt-cinq ans d’expansion, à la recherche de « frontières de sécurité » puisse être autorisé par le nouvel ordre mondial qui se construit à grande vitesse, à une nouvelle expansion et de nouvelles conquêtes à la recherche de « frontières de sécurité encore plus sûres » ? Comment des sages juifs peuvent-ils accepter d’être la balle que se renvoient les superpuissances, et traiter constamment par le mépris les Nations unies qui ont donné naissance à l’Israël sioniste ? Comment un sage juif peut-il ignorer la vieille maxime hébraïque : « Tofasto meroubah lo tafasto » (le mieux est l’ennemi du bien ) ?
Le 6 octobre 1973, jour du Kippour, aurait assurément servi de leçon à des dirigeants juifs responsables et sages. Ce fut le jour inattendu où les Arabes, après vingt-cinq ans de défaite et d’humiliation, s’engagèrent avec succès sur le chemin long et ardu de la libération, résolus à mettre un terme à l’occupation de leurs terres. Soudainement la « frontière de sécurité » du canal de Suez, la ligne Bar-Lev s’effondraient. L’idée de « frontière de sécurité », déconnectée de toute notion d’humanité et de relation de bon voisinage se brisait. Nos sages juifs auraient certainement réalisé, cette fois, que ce dont les êtres humains ont besoins aujourd’hui, c’est de relations apaisées entre voisins, de paix, de bonne volonté, d’assistance mutuelle, et d’un rude effort constructif basé sur la moralité, sans convoitise ni intrigue à l’égard de l’autre.
L’Israël sioniste contemporain se réveillera-t-il enfin de ses si longs rêves et projets de grand empire juif, défendu par un peuple maintenu en permanence sous les armes, financé par des juifs américains, canadiens et anglais ignorants et lobotomisés ? Les Juifs sionistes renonceront-ils aux « frontières de sécurité » honteusement défendues jusque-là pour devenir les citoyens civilisés, modernes, heureux et tranquilles de la patrie qui leur a été attribuée par le Nation unies ? […]
Peut-on blâmer les 100 millions d’Arabes du Proche-Orient, riches et pauvres, conservateurs et radicaux, d’unir leurs forces et de tenter de libérer leur patrie ? Peut-ont blâmer les Arabes de décréter un embargo contre les États-Unis, dont le gouvernement fournit des armes de mort et de conquête à l’Israël sioniste en constante expansion ? Le 25 décembre 1973, les ministres arabes du pétrole, réunit au Koweit, ont publié la déclaration suivante :
Le véritable objectif des mesures que nous avons prises s’agissant du pétrole […] est d’attirer l’attention du monde entier sur les injustices que l’occupation de leurs territoires inflige aux nations arabes, et sur le fait qu’une nation tout entière y soit privée de foyer.
Le New York Times du 26 décembre 1973 note que « les participants à la rencontre du Koweit, ont relevé positivement le changement en train de se produire dans l’opinion publique américaine », dont une partie notable commence à reconnaître la réalité de la politique
expansionniste d’Israël.
Pas d’erreur : des vents se lèvent avec rage contre l’Israël sioniste isolé et exposé. Entre Moshé Dayan qui rêve d’intégrer le Koweit dans le plus grand empire Eretz Israel et l’ « appel au changement » du général israélien Mattityahou Peled, il y a un gouffre. Il y a peut-être aujourd’hui en Israël quelques dirigeants juifs sages qui, en déit des succès de la droite aux récentes élections, partagent l’avis du général Peled « qu’Israël devrait se retirer des territoires arabes occupés ». En ce qui concerne le mythe des « frontières de sécurité » longtemps brandi par les impérialistes israéliens pour justifier leurs politiques expansionnistes, le général Peled établit que « c’est la volonté de s’emparer des territoires qui primait, les arguments de sécurité sont venus ensuite ». Moshé Dayan, ministre de la défense, le général David Elazar, chef de l’état-major, et le chef des services de renseignements représentent le plus grand danger pour le pays, et ils devraient être démis de leurs fonctions… Les intérêts israéliens seraient mieux assurés par de larges zones démilitarisées le long des frontières, surveillées par des équipes mixtes d’observateurs arabes et israéliens.
Le pauvre Juif israélien a été soumis à tant de propagande nationale-socialiste, droitière et raciste, qu’après avoir cru au mythe de l’ « invincibilité », il est incapable de penser et de se confronter à la réalité. Mais son soutien américain-juif-sioniste est aujourd’hui en état de choc, déblatérant dans le pays sur qui est la cause de la pénurie d’essence. Partout, on entend parler du blues du réservoir vide, de la crise pétrolière et du Pentagone obligé de puiser dans les rares ressources civiles qui s’emenuisent de jour en jour.
La machine sioniste fait incontestablement tout ce qu’elle peut pour prévenir un antisémitisme affirmé. Mais on est malheureusement obligé de constater que l’Israël sioniste récolte plus d’antisémitisme que ce dont il avait besoin (« In peu d’antisémitisme est bon pour nos affaires »).
Paru dans Jewish Critics of Zionism, League of Arab States, New York, Arab Information Center, 1974, « Introduction ». Malgré les recherches entreprises auprès des sociétés d’auteurs et de traducteurs et au-delà, de façon diligente et sérieuse, les éditions Syllepse n’ont pu retrouver les ayants droit. Traduit de l’anglais par l’UJFP (Michel Bilis).