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Billet de blog 26 novembre 2015

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« Le summum de l’a priori » : sciences sociales et mise en scène télévisuelle

Peut-on parler autrement à la télévision ? Comment y intégrer des concepts provenant des sciences sociales ? Analyse d’un raté symptomatique.

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Procrastiner. C’est une activité agréable doublée d’un mot qui sonne bien. En tant que scénariste, j’ai souvent ce plaisir coupable, dissimulé sous le prétexte de la recherche d’inspiration. Malheureusement, je passe plus de temps sur YouTube qu’à relire les œuvres de Tchekhov. Il n’y a pas que du mauvais. On peut, par exemple, écouter les cours de Deleuze lorsqu’il enseignait à l’Université Paris 8. Puis, il y a le reste. « Vidéos extraites d’émissions de télévision aux titres tapageurs (cliquer ici) ». Parfois, il arrive que l’on trouve des pépites dans toute cette médiocrité :

Mon premier billet de blog traitait de l’impossibilité de faire entendre un discours de gauche au plus grand nombre, tant nos habitudes mentales nous ont conditionnées à un cynisme symptomatique d’un monde où l’information va vite et se doit d’être divertissante. Comment introduire des concepts compliqués, une pensée construite et nuancée, sans se faire rabrouer ? Peut-on même parler de sciences sociales sans être diffusé à minuit ? Ajoutons que le problème est moins celui de la compréhension du téléspectateur que de la désapprobation des tenanciers des lieux, qui eux, savent ce qui est bon à donner à manger à la populace.

Comme une image vaut mille mots, ce petit extrait tiré d’une émission de M6 datant de 2004, me semble illustrer à merveille l’impossibilité de faire entendre des concepts de science sociale dans une émission « grand public ». Il s’agit du passage éclair (2 minutes sur les 1 h 40 du programme) de la sociologue Monique Pinçon-Charlot, désormais bien connue, elle et son mari, pour leur travail sur le gotha français.

Nous sommes en période présarkozienne, bien que celui-ci soit déjà ministre de l’Intérieur. À cette époque, les chercheurs n’ont pas encore la notoriété qu’ils auront par la suite en devenant ennemi désigné de M. Sarkozy avec leur ouvrage : « Le Président des Riches ». Monique Pinçon-Charlot incarne donc, à son insu, le rat de bibliothèque du CNRS, caution intellectuelle de deux minutes d’une émission télé qui filme « une expérience sociologique ». À savoir, faire rencontrer trois jeunes banlieusards avec trois jeunes de la haute, parce qu’on se dit que ça serait bien marrant sur M6, et qu’on passera peut-être même pour des progressistes. Le summum étant atteint au moment des défis proposés aux participants : les gosses de riches doivent rapper et les prolos réciter du Molière. Avouez que c’est fin !

Vous allez me dire qu’il en existe des centaines de ces passages télévisés catastrophiques. Des beaucoup plus récents. Alors, pourquoi parler de celui-là ?

Parce que'il s'agit d'une démonstration criante. Expliquer un concept nécessite du temps pour poser un paysage conceptuel où il devient cohérent. Sinon, il peut être interprété totalement à son opposé. La réaction du présentateur, Benjamin Castaldi, toute stupide qu’elle est n’a rien de surprenant, mais celle du public et des jeunes participants est bien plus intéressante…

Désolé pour la qualité sonore, j’ai essayé de l’améliorer du mieux que j’ai pu, mais je l’ai trouvé tel quel © KWO

Déjà, entendre Benjamin Castaldi dire à Monique Pinçon-Charlot qu’elle est « dans le summum de l’a priori »… comme le dit la pub… ça n’a pas de prix !

Plus sérieusement, tout est parlant dans cet extrait. Une sociologue, certainement consciente du temps de parole réduit auquel elle va avoir droit, s’acquitte des usages télévisuels et rentre tout de suite dans une explication concrète en se passant des salamalecs. Que n’a-t-elle vanté le principe de cette « expérience » ? Exprimé tout son amusement et son admiration face à ses jeunes ? Ou simplement, comme tout expert médiatique qui se respecte, rendu une explication sommaire du style : « On peut dépasser les différences ».

Non, Monique Pinçon-Charlot essaye d’élever un peu le débat en y introduisant un concept qui ne vient pas de nulle part, puisque basé sur son travail de recherche, qui se comprend bien lorsqu’on a un peu lu Bourdieu : la force de l’habitus et les privilèges d’une culture dominante. Nous portons tous, le poids de notre éducation, de notre classe sociale, dans notre manière de parler, de nous comporter et de socialiser. D’autant qu’elle ajoute quelque chose de très important en se servant de ce concept. Le fait que, même dans un endroit où les privilégiés ne détiennent pas les codes, ils seraient encore reçus comme supérieurs, pour la simple raison que ce sont leurs codes qui prévalent comme culture dominante et qu’ils ne seraient pas remis en cause.

Ce qui se traduit dans l’esprit de Benjamain Catsladi par un superbe : « Ben, non ils auraient peur dans une cité. Ils se feraient taper ». Passons, sur le cliché « la haine des pauvres qui ne savent que frapper les riches », passons sur le fait que toute la subtilité du discours de Pinçon-Charlot a disparu sous le radar Catsaldien. On notera tout de même au passage, l’intelligence de la sociologue qui, comprenant qu’elle va s’engager dans un dialogue de sourds, préfère laisser le présentateur et les intervenants partir dans leurs divagations, maintenant qu’elle a réalisé l’étendue du traquenard.

Ironiquement, l’intégralité de l’émission lui donne pourtant raison. Vu que chacun repartira dans son monde sans avoir vraiment compris celui des autres, sans dépassement de quoi que ce soit, mais avec ce sale goût d’une promesse méritocratique démagogique. D’ailleurs, Catsaldi pourfendeur des tabous, nous le dit dans l’extrait. Rien n’empêchera Booba de travailler dans un château plus tard.

La réaction du jeune est la plus intéressante. Au final, c’est à lui que doit s’adresser ce discours. Bien sûr, le vocabulaire de la sociologue est déjà compliqué, même s’il s’agit de vulgarisation. Ce qui est frappant dans sa réaction, c’est sa susceptibilité personnelle. On lui parle dans une langue, qui malgré tout, est celle des dominants (le fameux habitus), pour lui dire qu’il se trouvait en situation d’infériorité. Il le comprend très bien. Sa véhémence à démentir qu’il n’était pas décontracté, qu’il était « normal », démontre au contraire tout ce malaise social qu’il a évidemment essayé de surpasser.

Pourtant, c’est à lui et aux autres d’emprunter ces analyses. Les gosses de riches présents sur le plateau n’ont pas besoin de ces armes intellectuelles, puisqu’ils ne souhaitent pas renverser un modèle de société qui préserve leurs privilèges. Mais dans cette mise en scène télévisuelle, la très courte prise de parole de Monique Pinçon-Charlot n’est qu’un quota rempli par M6 pour faire apposer la marque « magazine de société » sur une émission de divertissement.

Les mots employés par les jeunes ne sont pas anodins : « Ça fait mal à la tête », « On a besoin d’un traducteur ». Impossibilité de communiquer. Impossibilité de voir que ce discours est là pour les défendre, mais qu’il nécessite une certaine distance difficile à avoir. Il nécessite des connaissances et des outils qu’on reçoit rarement à l’école, qu’on ne transmet pas à travers les médias. Il nécessite du temps pour éviter les contresens. On ne peut pas comprendre toute la pensée hobbesienne sur le droit naturel en la résumant à « l’Homme est un loup pour l’Homme ». Deleuze expliquait qu’un concept a souvent une forme très simple, presque celle d’une vérité banale, tout en incluant une grande originalité et une grande profondeur. Lorsque l’on n’intègre pas un concept dans son paysage conceptuel, tous les contresens sont permis. Pourra-t-on un jour sur un média de masse, j’entends par là un média qui dépasserait le cercle des déjà convaincus, donner le temps pour aller vers cette profondeur ?

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