Disclaimer
Ce roman est en partie inspiré de faits réels.
Toute personne qui s'y reconnaîtrait
ferait bien de s'interroger sur sa vie et son œuvre
plutôt que de m'intenter un procès.
4 - K.O. debout
Où est le pognon, bon sang !
— Mais, le pognon on s’en fout, non ? C’est comme les billets du Monopoly : ça sert à jouer, mais ce n’est pas le but. Juste un moyen de continuer le jeu…
Il me rappelle la grand-mère du héros dans L’Art Français de la Guerre, d’Alexis Jenni. Elle lui expliquait que la vie, c’est comme une partie de Monopoly : tu fais ce que tu peux pour gagner, c’est le jeu, mais à la fin de la partie on remet tous les billets dans la boîte pour les redistribuer la prochaine fois. La motivation, c’est peut-être de gagner, mais le vrai but reste le jeu en lui-même. Une belle image qui n’a pas vraiment cours dans notre monde des affaires, je crois. Ou alors il faut regarder le Monopoly pour ce qu’il dit vraiment : celui qui ne gagne pas sort du jeu pendant que la partie continue sans lui. La partie continue, éternelle, sans jamais rien redistribuer. Il n’y a pas de boîte où tout ranger, ou alors c’est une boîte en sapin et personne ne sait ni où ni quand débutera la prochaine partie.
Ce que vit Pierre Bestin n’est pas seulement une baisse ou une chute, ni même un échec. Je sens, à le regarder se débattre un peu, puis abandonner, qu’il ne remontera pas. Tous les indices sont là, maintenant. Je les ai sous les yeux, mais je crois encore à une sorte de justice pragmatique : un type qui a du talent, qui est utile aux autres, qui a su se faire reconnaître, ce type s’en sortira forcément. On l’aidera pour ça. Je n’ai pas encore compris que la guerre économique a changé de nature. Il fut un temps où, comme à la vraie guerre en armes, on pouvait être un bon soldat, plus fort ou mieux entraîné que les autres, et avoir une chance importante non seulement de s’en sortir dans une bataille, mais aussi d’en infléchir le cours. Le talent ou la force comptaient encore. Depuis les bombes et la mitraille, rien ne sert d’être un bon soldat : il faut juste avoir de la chance. Ou mieux : se débrouiller pour ne jamais être là où ça tombe. Le meilleur soldat est celui qui monte le plus vite en grade pour s’éloigner de la tuerie. La guerre entre les entreprises a subi la même évolution. Le blessé n’a plus aucune chance, il n’est qu’un poids mort pour les autres. On s’en détourne, il rappelle trop la fragilité de chacun. Qu’il meure donc seul !
Il n’y a pas que ses clients qui se détournent d’un professionnel en chute libre : ses collaborateurs aussi, et souvent les meilleurs. Il ne faut pas y voir des rats quittant le navire, mais au contraire une preuve de compétence et de clairvoyance, surtout dans le domaine éminemment concurrentiel du conseil aux entreprises. Savoir repérer les signes du déclin et en tirer les conclusions après avoir tenté de corriger le tir en interne, voilà ce que l’on peut attendre d’un consultant éclairé. Mais revenons à la situation de ScanPerf.
Quelque temps avant l’appel téléphonique au mauvais payeur, Pierre Bestin m’a avoué avoir dû licencier peu à peu son personnel pour raisons économiques. Cependant, tous n’ont pas dû être remerciés : certains sont partis d’eux-mêmes… à temps. J’ai pu rencontrer Michel Hasbrouk qui a travaillé plus de deux ans pour ScanPerf avant de démissionner. Ce qu’il m’a dit de la façon dont il a vécu son expérience avec Bestin est assez éclairant il me semble sur la mécanique à l’œuvre dans le déclassement. Il s’agirait, selon lui, d’un décalage entre un idéal illusoire et une réalité performative.
Pour Hasbrouk, la direction de ScanPerf faisait passer des principes moraux fluctuants et inconsistants avant les impératifs de pérennité de l’entreprise. « Comme un médecin qui refuserait l’amputation pour des raisons esthétiques ou religieuses et laisserait crever son malade ! », les mots sont de lui. L’exemple du dossier Colorfest – fourni par M. Hasbrouk et dont je reprends ici les termes – pourrait éclairer ce décalage.
Colorfest n’est pas un imprimeur mais un emboutisseur anodiseur dont la production de haute qualité répond aux attentes des sous-traitants de l’industrie du luxe. De ses ateliers sortent des bouchons de flacon de parfum, des capuchons de rouge à lèvre ou de mascara, mais aussi des sertisseurs de vaporisateur, ces petites collerettes métalliques fixant l’ensemble de vaporisation à un flacon. L’entreprise maîtrise donc plusieurs métiers à un haut niveau de technicité. Elle est reconnue pour la précision de ses pièces métalliques comme pour la finesse, la fidélité et la régularité du rendu des couleurs lors des processus d’anodisation. Les carnets de commande sont pleins, les équipes tournent en deux huit, Colorfest gagne de l’argent. Mais la concurrence est rude. L’industrie du luxe, comme tout autre secteur, calcule au plus juste et cherche la meilleure qualité au meilleur prix. Et chez Colorfest certaines lignes de production commencent à coûter trop cher par rapport à ce que proposent d’autres pays, même en Europe. D’où la demande du P.-DG : étudier les différentes options de réorganisation dans l’objectif de réduire les coûts ou de sous-traiter certains process. Un dossier en or. Le cost killing s’appuie sur un audit assez facile à réaliser – du moins pour des professionnels comme chez ScanPerf – mais qui doit ensuite générer de vraies économies. Sauf, comme c’est le cas ici, lorsque l’éventualité de sous-traitance est évoquée dès le cahier des charges. On sait d’avance que les recommandations d’actions internes n’auront pas à faire leurs preuves puisque les difficultés d’organisation seront transférées à l’extérieur. On ne touche à rien, on ne fait que des propositions en l’air, on gagne sur tous les tableaux.
Ce dossier en or, Bestin n’en veut pas. Il s’inquiète de possibles visées souterraines de la direction de l’entreprise, la nécessité de gains en productivité n’étant pour lui qu’un prétexte monté de toutes pièces pour agir à l’encontre de l’intérêt des employés, notamment de certains représentants syndicaux. Mais pour Hasbrouk, il s’agit de la part de Bestin d’une posture à courte vue faussement vertueuse : si personne n’aide Colorfest à se réorganiser, c’est l’ensemble du personnel qui se trouvera en difficulté, voire sur le carreau en cas de délocalisation totale. Mais c’est surtout pour le cabinet ScanPerf lui-même, toujours selon Hasbrouk, que le refus du dossier est dramatique. Celui qui ne veut pas travailler… ne travaille plus. Avec personne. Le milieu industriel n’est pas tendre. On ne doit jamais dire non. Refuser un dossier, c’est admettre que l’on n’est pas capable de le traiter, que l’on n’a pas les compétences, les moyens techniques, humains, et surtout financiers, de répondre au cahier des charges. Toujours accepter, dire qu’on se débrouillera, qu’on sait où trouver les ressources qui nous manquent, ne laisser aucun doute, être ferme et fort, visiblement. Prendre tous les boulots, c’est un principe. Sentant que Bestin perdait pied et masquait son manque de professionnalisme sous le cache-sexe de la morale, Hasbrouk a préféré prendre ses distances et chercher une autre structure où déployer son potentiel.
D’autres employés de ScanPerf n’auront pas cette prévoyance et se verront licenciés lorsque le cabinet plongera plus avant. Mais la vision de M. Hasbrouk est-elle juste ? S’agit-il d’erreurs de gestion de la part du dirigeant, et donc d’un processus naturel se rapprochant d’un certain darwinisme économique, ou bien d’un vice de procédure inhérent au fonctionnement de l’économie actuelle ? En laissant les plus forts et les mieux adaptés se reproduire, ou plutôt généraliser leurs façons de faire, on peut espérer un renforcement et une progression globale de l’activité. Mais si des éléments prometteurs sont éjectés du système non parce qu’ils n’y sont plus adaptés mais parce que le système a besoin de leur chute, comme un ballon en perdition qui lâcherait du leste, n’est-ce pas le signe d’une dégringolade générale ? Signe masqué par la légère remontée enregistrée suite à la perte de poids. En se focalisant sur les raisons qui font tomber le leste – la force gravitationnelle, la trop faible résistance de l’air, voire la nature « tombante » du poids mort jeté par-dessus bord –, on en oublie de voir le danger que court l’ensemble de la structure.
Il me semble même que cela va plus loin. La machine économique ne bâtit plus les succès mais se nourrit des échecs. Il faut du déclassement, de la descente, pour que le sommet de la pyramide soit toujours plus haut et plus pointu. Les pierres de soutien ayant permis la construction doivent être éboulées. Inventer ou produire n’a plus aucun sens, même vendre n’est plus le sésame : ce qu’il faut c’est trier, trier encore, et éliminer, pour que ne demeurent en tête que les plus profitables, quels que soient les moyens. L’ambition n’est plus de développer une entreprise mais d’être crédible le plus rapidement possible, lever des fonds et être racheté au plus vite par plus gros que soi. L’hégémonie de la puissance ne se maintient que par l’augmentation permanente des pertes humaines. En cela, la trajectoire d’un Bestin doit être un voyant d’alerte.
Certes, je me livre ici à une analyse au doigt mouillé tout en flirtant dangereusement avec le Gonzo Journalism. La subjectivité assumée de mes chroniques ne doit toutefois pas dériver vers une projection de fantasmes : la réalité est assez riche pour n’avoir pas besoin d’en rajouter. Mais de quelle réalité parler ? Celle de Pierre Bestin, ou celle des chefs d’entreprise qui l’ont côtoyé et se détournent aujourd’hui de lui ? Sa réalité à lui est encore un combat, certes en train de se perdre, mais pour les autres il n’y a déjà plus de match : l’arbitre l’a compté K.O. debout et Pierre ne s’en est même pas rendu compte.
à suivre...