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Billet de blog 25 décembre 2019

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6 – Le loser de la dream team

Sixième vague : après un espoir de rebond, le conseiller en performances plonge jusqu'aux tréfonds de l'esclavage moderne... Joyeux Noël !

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Est-ce que Pierre Bestin croyait aussi à la loi du retour ? Croyait-il encore à ses capacités de rebond lorsqu’il s’est mis sur l’affaire Promogram ? Sans doute, puisqu’il a jeté toute ses dernières énergies dans ce dossier.

Le client, gros groupe national spécialisé dans l’immobilier à bas prix pour accession à la propriété, voulait sortir de sa zone de confort et s’attaquer à un nouveau marché, plus haut de gamme. L’opportunité à saisir, c’était un terrain particulièrement bien situé dans un quartier huppé, bloqué depuis plusieurs décennies par un conflit familial et soudain proposé à la vente. Il fallait dégainer vite, monter un projet et surtout préparer la communication en parallèle de la conception architecturale et technique.

Promogram a les moyens de mener l’affaire à bien. Ils ont déjà engrangé plusieurs succès dans la région, des lotissements de maisonnettes vendues comme des petits pains, des appartements en périphérie qui font entrer quatre pièces dans moins de 70 m2. Là, le sujet est différent, doit être différent, jusque dans sa genèse. Leur agence de publicité parisienne a monté quelques propositions, mais le ton n’y est pas. Ces pros de la com connaissent peut-être trop Promogram, ils sont trop moulés dans une logique promotionnelle bas de gamme, ou alors ils n’ont pas envie de se risquer sur un dossier hors normes qui aurait pu fragiliser leur collaboration avec ce qui reste sans doute leur plus gros client.

Bref, le P-DG de Promogram vient lui-même prospecter quelques agences locales et Bestin se met sur les rangs. Pourquoi lui ? Il n’a rien d’une agence de communication, ne dispose ni des équipes créatives et techniques, ni des commerciaux et encore moins de la maîtrise de la chaîne graphique pour produire les outils de vente. Mais il sait aussi qu’aucune des agences locales ne dispose de l’ensemble des savoir-faire nécessaires. Parmi les boiteux, un cul-de-jatte peut espérer faire illusion. De ce point de vue je le trouve encore assez malin. Mais, malin ne suffit pas.

Ce qu’il propose, c’est de réunir les talents et les techniciens en une équipe informelle et variable au gré des besoins, une dream team (ce sont ses mots) plus réactive, moins dépensière, dont il serait le chef d’orchestre, eu égard à ses qualités organisationnelles. En apprenant sa candidature toutes les agences du coin rigolent. D’une part il n’a aucune expérience en communication professionnelle ou immobilière – même la com de son cabinet ScanPerf est considérée comme catastrophique – et d’autre part il est déjà le symbole local, sinon régional, du boulet has been. L’insuccès lui colle à la peau.

Chez Promogram, personne ne le connaît. On analyse sa proposition de façon neutre et il emporte le marché tout simplement parce qu’il est moins cher. Les agences ne rigolent plus. Elles lancent dans la foulée une campagne de dénigrement assez efficace. Pour commencer, la plupart des créatifs indépendants refusent de rejoindre la dream team ScanPerf. Ils sont sans doute prévenus par le tam-tam local que s’ils trempent dans ce coup sans lendemain ils ne trouveront plus de contrat chez aucun de leurs clients habituels. Ne restent disponibles que les débutants et les losers, mal équipés et incapables de produire quoi que ce soit de bon, ou en tout cas à la hauteur des attentes de Promogram. La réaction des imprimeurs, des techniciens web et des producteurs d’audiovisuel est un peu différente mais revient au même : sous la pression de leurs donneurs d’ordres réguliers – agences et conseils en communication – ils sous-évaluent les devis puis gonflent les factures ou plombent les délais pour mettre Bestin dans des difficultés financières ou de planning insolubles. Mais il est fort, le bougre, et il s’en sort en sous-traitant le travail technique loin du bassin d’emploi local, auprès de fournisseurs moins impliqués et moins sensibles que ceux d’ici. Cela lui coûte cher, en temps et en argent, mais il tient bon. On croit presque qu’il va s’en sortir, redresser sa situation catastrophique, se faire une réputation de héros sur le tard. Il tient, mais c’est Promogram qui lâche.

On ne saura jamais s’il s’agit d’une décision d’ordre stratégique ou financier, ou bien si la campagne anti-Bestin a fini par remonter jusqu’au promoteur, mais le projet tout entier est annulé. La start-up que Bestin avait cru pouvoir monter sur les ruines de son cabinet disparaît donc avant même d’avoir pu exister. ScanPerf passe sous les radars, plus personne ne croise son directeur fondateur dans aucun cercle : cessation d’activité. À ce moment-là de mon côté je n’ai pas encore envisagé l’évolution de la situation comme sujet d’article ou de reportage au long cours. Ne plus voir Pierre ne m’alarme pas particulièrement. Comme nombre de déclassés il se contente de disparaître, sans bruit ni vagues.

En tant qu’ami, je finis tout de même par m’inquiéter. A-t-il eu un accident ? Une maladie ? Il m’aurait alors suffit de prendre de ses nouvelles, mais, comme bon nombre de bien classés, je préfère ne pas savoir et croire que tout va bien dans le meilleur des mondes, le nôtre. La situation de Pierre demeure à l’arrière-plan de mon esprit, juste comme un petit caillou dans la chaussure qu’on s’efforce d’ignorer pour continuer à marcher. Chaque jour qui passe sans le croiser je sais qu’il descend une marche de plus vers le fond. Je le sais, mais j’ai autre chose à penser, la vie continue.

Et l’autre jour, j’ai cru m’être trompé complètement. Je me gare sur le parking du club équestre aux côtés d’une voiture qui me semble être celle de Pierre Bestin. J’en fais le tour, plein d’une sorte d’espoir qui me fait croire à de l’empathie pour le malheur de mon prochain. On m’avait pourtant dit qu’il n’avait plus les moyens de payer les cours d’équitation de ses filles. Si Pierre continue de fréquenter le club, ou s’il a repris ses fréquentations, c’est que sa situation a pu s’améliorer. Après tout, cela s’est déjà vu. Une brève crainte me traverse pourtant : serait-il venu négocier une remise de dette ? Mais non, voilà que j’aperçois Karine ou Mélanie, enfin, l’une de ses filles adolescentes, enchaîner quelques sauts d’obstacles au manège extérieur.

Les Bestin sont donc toujours membres du club, leurs finances se sont redressées, ScanPerf est reparti, le cabinet de Caroline a trouvé sa clientèle, tout va mieux. Ou alors, secret espoir encore, ils n’ont jamais plongé aussi bas que je le craignais, j’avais tort de m’inquiéter. Tout le monde s’est trompé sur leur compte et les Bestin sont sortis de cette mauvaise passe où semblaient vouloir les maintenir aussi bien l’économie locale que les idées reçues concernant un homme méritant.

Je reprends soudain confiance dans la nature humaine. La résilience demeure notre plus belle qualité commune, les preuves ne manquent pas tout au long de notre histoire, le simple fait que notre espèce ait survécu en atteste et le cas Bestin, par son rebond spectaculaire m’en apporte une preuve supplémentaire. Joie !

Je contourne le Club House et évite le geste excessif d’un jardinier occupé à entretenir le massif de troènes qui sépare les boxes des manèges. Pour un professionnel, le gars me semble manquer d’efficacité ou au moins du matériel minimum nécessaire à sa pratique. Il taille, taille, taille, à grands coups de cisailles. L’engin paraît vétuste et aurait été avantageusement remplacé par un appareil électrique, ou au moins aurait pu être graissé et aiguisé. Les efforts du bonhomme, non seulement dangereux et visiblement pénibles, semblent de plus massacrer affreusement la haie qui sort tout échevelée de ce traitement. Jamais je ne requerrai les services d’un tel sagouin et je m’étonne que le Club l’emploie. Qui est-il donc ? Mais, ce sordide paysagiste, maintenant que je le regarde mieux… c’est Pierre Bestin !

Je m’approche, le salue. Il me répond brièvement, sans cesser son travail épuisant. Dans mon idée première, il est là en bénévole, pour le plaisir, je ne sais pas trop, je ne réfléchis pas. Je commence à lui parler de sa fille dont j’ai apprécié le maintien en selle. Lui, taille en ahanant. Soudain, nous sommes interrompus par le directeur du club.

— Hé, Bestin ! T’es pas là pour taper la discuss avec tes potes… Oh, pardon Monsieur Digoin, je ne vous avais pas reconnu. Cet employé vous cause un souci ?

Je tombe des nues. Le visage de Pierre vire à l’écarlate. Est-ce la fatigue, ou la honte ? Sur le coup, je ne sais pas quoi dire. La situation me paraît absurde, avec ce directeur dont les paroles insultantes s’adressent à un client et ce client qui se comporte comme un esclave humilié. Les statuts sociaux dansent le pogo devant mes yeux sans que je parvienne à les remettre en ordre. C’est pourtant simple, même si je peine à le croire.

Bestin m’avouera plus tard avoir accepté cet accord avec le club pour que ses filles puissent continuer de monter. Il travaille comme homme à tout faire, à temps plein, sans salaire mais en échange d’heures d’équitation. À mon avis, il n’a pas dû négocier au mieux de ses intérêts, mais si le deal lui permet de poursuivre des activités hors de ses moyens, qui suis-je pour l’en blâmer ? Je lui souhaite une bonne journée et file vers le vestiaire pour ne pas avoir à penser ou analyser ce que j’ai vu.

Une question me revient pourtant, après coup : comment réussit-il à concilier cet arrangement au club et son activité de conseil ? J’ai eu la réponse en passant près de son cabinet. Les locaux sont à louer, sa plaque a disparu, son nom n’apparaît plus sur les boîtes aux lettres. Par acquis de conscience j’ai demandé au concierge s’il avait changé d’adresse, mais on m’a répondu que le courrier était conservé sur place, que monsieur Bestin passait le prendre de temps en temps, mais que de toute façon il n’arrivait pas grand-chose à son nom.

Il avait lâché l’affaire, sans faire de vague, passé sous le radar. Tailleur de haie, et mauvais en plus. Déclassé. Ce que j’avais pressenti sans vouloir – sans oser ? – le voir s’était produit, sous mes yeux. Qui est responsable de ce désastre ? Combien de professionnels compétents sont ainsi écartés, empêchés de contribuer au bien commun à hauteur de leurs talents ? Comment pouvons-nous continuer de nous considérer comme une société ou une civilisation alors que nous acceptons que de plus en plus de nos contemporains soient considérés comme inutiles, superflus, voire indésirables ? Ces questions naïves d’ado révolté me traversent sans que j’aie la moindre idée des réponses qu’elles appellent. Nous sommes témoins du naufrage et la seule digue qui retient nos larmes est l’impression sans doute trompeuse que pour nous, personnellement, ça ira.

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