Mot des éditeurs
Lorsque les articles précédents ont été publiés le magazine a reçu de nombreuses réactions, mais rien de la part des personnes citées. Ce n’est que bien plus tard, alors que l’affaire était oubliée ou chassée par d’autres actualités, qu'est parvenu ce qui s’apparente à un droit de réponse, signé par M. Stéphane Gallais.
Après vérification de l’identité de l’auteur nous vous livrons ses remarques telles quelles, en précisant encore une fois que nous n'y avons apporté aucune modification éditoriale : les idées développées, la façon de les exprimer et les faits décrits eux-mêmes ne relèvent que de la responsabilité de l’auteur. Nous nous sommes simplement permis des césures de chapitres pour en faciliter la lecture.
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On n’est jamais mieux trahi que par ses proches. Et encore, votre reporter n’est-il pas si proche. Il se présente comme un de nos amis ? À peine une relation, et encore. Il a d’ailleurs fallu que je fasse un effort pour me souvenir de ce dîner où il dit nous avoir croisés, Sandrine et moi.
Roland Digoin ? Jamais entendu ce nom, mais si je comprends bien il a écrit sous pseudonyme. Il a bien fait. On dira que c’est sa façon de se protéger des conséquences de ses articles. Ce n'est pas moi qui utiliserai son vrai nom, pas ici. Digoin, donc. Pourquoi se dire notre ami alors que nous le connaissons à peine ? Il pensait peut-être que faire croire à une amitié lui donnait plus de poids, une sorte de légitimité à nous balancer. Je ne sais pas ce qui lui a pris de raconter tout cela sous cet angle – on parle bien d’angle en journalisme ? – misérabiliste. Et de se comparer à un grand auteur américain, en plus. Il me fait plutôt penser à cet écrivain français que ses voisins de village ont caillassé parce qu’il les avait décrits trop méchamment dans un de ses livres.
Les gens existent pour de vrai, ce ne sont pas que des personnages de papier. On peut écrire, décrire, assumer un point de vue, tordre la réalité et augmenter les ventes du journal. On peut, c'est le jeu. On peut aussi faire du mal aux vrais gens. Si l’image rendue ne leur plaît pas, ils le gueulent ou s’expriment à coup de fourche. Je ne dis pas que je vais faire pareil, la lapidation n’est pas mon truc. D’autant que je manque de pierres, ici. Mais si cet écrivaillon se présente au parloir, je connais plus d’un colocataire prêt à lui refaire le sourire pour pas cher. Ce n’est pas une menace, et je pourrais effacer la phrase précédente. Je la laisse pour me rappeler que je me mets peu à peu à parler et à penser comme la plupart de ceux qui m’entourent, gardiens compris. C'est triste, mais c'est mon choix. En attendant, je ne peux que tenter de remettre un peu de vérité dans ce foutoir.
Je ne sais pas encore si ce sera long ou court, combien de pages... Mais j'ai le temps. C'est même pour cette raison que je suis là où je suis : le temps de réfléchir, d'écrire, d'évoluer. Il ne s’agit pas de me venger. D’abord je trouve ça inutile. Cela ne changera rien à ce que je vis. En vous écrivant j’essaye de me débarrasser de ce qui me brime, m’énerve, me déçoit. Mais j’essaye aussi de rester au plus près de ma sincérité, je veux être fidèle au nouveau moi-même qui se développe. J’ai mis longtemps à réagir, parce qu’il m’a fallu le temps d’intégrer le décalage entre ce qui a été dit et ce que j’ai vécu. Ou plutôt ce que je pense maintenant de ce que j’ai vécu alors. Il ne s’agit donc pas pour moi d’énoncer juste mon désaccord sur les articles, mais bien d’y apporter un contrepoint fécond, en résonance avec mon moi profond. Parce que, franchement, sous couvert de subjectivité, l’auteur ne livre que son jugement petit bourgeois sur une situation dont il n’a qu’une connaissance parcellaire et orientée. Dans ses papiers les faits sont là, et encore, pas tous, mais pas l’intention, ni l’esprit. Ou alors seulement son esprit à lui, en prédateur de chair à papier.
Il a tourné autour de nous comme un oiseau de proie. J’en veux pour preuve l’utilisation dès les premières pages de l’orthographe ancienne « déciller », terme de fauconnerie consistant à découdre les paupières de l’oiseau avant de le lâcher sur sa victime. Vos correcteurs ont laissé passer, ou alors c'est voulu. Ne croyez pas que j’en sois moi-même expert, j’ai eu besoin de faire une recherche pour comprendre. C'est juste révélateur de ses manières. Et donc, avec un regard vraiment « dessillé » il m’aurait vu et compris autrement, plus justement.
Et pourquoi avoir changé nos noms ? J’ai fait la une de tous les journaux comme il dit, même du sien, facile de nous reconnaître : pas besoin de m’appeler Pierre. Je ne comprends pas cette démarche. Il aurait mieux valu qu’il s’intéresse à autre chose qu’aux apparences, mettre les noms et les mots justes sur des actes justes. Voilà ce que je fais aujourd’hui en écrivant à mon tour : rétablir la justice.
Ses articles me décrivent comme désespéré. Rien de plus faux. L’homme fait du mal à l’homme depuis la nuit des temps, que ce soit par la guerre, la torture, le meurtre ou l’économie. C’est odieux, mais il reste un espoir : celui qu’un jour l’homme cesse et se fasse du bien. L’homme ne me désespère pas, au contraire. Mais quand la nature s’abattra sur l’humanité, alors là l’espoir sera bien mort : la nature ne s’arrêtera pas, elle nous ignore. Pour l’instant, les ravages sont limités à quelques tremblements de terre, des ouragans, des tsunamis localisés. Pourtant, on a vu les résultats, et ça fait mal. Attendons que la colère de la nature se généralise, attendons qu’il n’y ait plus un seul lieu abrité. Plus une seule fortune hors d’atteinte… Mais c’est un autre problème. Entre humains il nous reste encore de l’espoir. J’ai agi parce qu’il me restait cet espoir de paix. Et je n’ai pas échoué. Notez bien ça : là où je suis, j’ai réussi ce que j’ai entrepris. Ce n’est pas de la provocation, je peux vous expliquer.
J’étais pris dans une course sans fin. Nous le sommes tous. On appelle ça l'économie, la mondialisation, la croissance, c'est une compétition en vase clôt. On avance, on trotte, on galope… On court comme sur un stade, dans des conditions bien contrôlées, protégé de la nature par des chiffres, des ratios de financement, des parts de marché et des business plans. On court comme si la réalité du monde ne nous concernait pas. On compare nos progrès selon une échelle de valeurs sans rapport avec ce qui nous entoure et nous échappe. L’argent est le seul critère, comme le chronomètre sur un cent mètres. C’est un tel cliché qu’on ne le voit même plus et qu’on ne voit pas ses implications. L’argent justifie tout.
Tant que quelqu’un est prêt à payer pour obtenir un peu de ton temps, ou pour se rassurer avec ton savoir-faire, alors tout va bien, le fric rentre, le monde tourne, tu es dans la course, bien classé. Tu te vends pour avoir de quoi acheter. Acheter tout, sans restriction, l'illusion de la liberté totale. On court après ça. On croit n'avoir plus besoin de choisir quand on a les moyens de tout avoir. C'est oublier la vraie utilité de l'argent. Il ne permet pas de tout faire, mais de choisir ce que l'on fait. Disposer d'une certaine somme oblige à se demander quel besoin va être satisfait en premier. Un outil de choix, un outil d'adulte. Seul un bébé vit dans l'illusion de la toute puissance : il n'a qu'à pleurer pour que ses besoins de nourriture, de propreté ou de distraction soient satisfaits. Un adulte doit choisir en fonction de ses possibilités. Sa capacité financière est la jauge de son pouvoir sur le monde et donc son critère de choix principal. À quoi vais-je affecter mes moyens présents ? Comment vais-je me donner les moyens de mes objectifs futurs ? Ce sont des questions concrètes, finies, objectives. Mais quand l'argent devient un but et non un moyen, ces questions se diluent. Le fric se mue en acide qui les ronge. Ne reste qu'un squelette d'ambitions décharnées, désincarnées : richesse, victoire, pouvoir, succès. Des idées fuyantes, sans limites, jamais atteintes, jamais suffisantes ou satisfaisantes.
Dans cette échelle de valeurs dévoyées, même l'échec devient positif. Allez-y, ratez, prenez des risques mal évalués, rien de grave, vous n'y perdrez que de l'argent. Vous détruirez peut-être des vies, mais pour vous ça ira. L'échec a sa place dans la course : il suffit de se relever pour se remettre à courir. L’échec est à la mode, c’est le moteur de la start-up, le balancier qui vous envoie un peu plus loin au prochain cycle. Face à un ours qui charge, rater son coup est mortel : aucune assurance ne vous protège. Le chasseur-cueilleur qui ratait sa proie, ratait le point d’eau ou passait après qu’un autre avait tout cueilli, celui-là mourait. Qu'un ingénieur foire ses calculs et le pont ou l'immeuble s'effondre. Il y a des morts, on cherche les responsables, on les poursuit en justice. Mais qu'un chef d'entreprise plante sa gestion et coule sa boîte, voilà qu'on lui pardonne tout. Il peut laisser dix, cent ou mille employés sur le carreau, personne ne l'empêchera de monter une nouvelle entreprise ailleurs, d'en diriger une autre. On le félicitera même de sa ténacité, de sa capacité à rebondir. Dans la course au fric l'échec ne tue pas, il rajoute simplement une ligne sur le CV. Rater ne se paye même pas. On ramasse ses billes et on les remet ailleurs. Aujourd’hui on rate en disant juste qu’on était trop en avance sur son temps. Et on se remet à courir après l'argent.