24 - L'utilité d'être là
Le monde n’est qu’équilibre. Il est important pour moi de le voir ainsi, de chercher l’équilibre sous l’apparence du chaos, l’accepter et surtout ne pas désespérer. C’est une question de lecture personnelle du monde, comme je l'ai dit, mais aussi comme l’expliquait Barjavel, tout n’est qu’équilibre. Chaque horreur qui vient à ma connaissance me laisse présager un miracle correspondant. Et si le miracle ne vient pas jusqu’à moi, c’est sans doute à moi de le faire exister par ma certitude créatrice. Celle-là même qui avait abandonné Stéphane. Ou alors, s’était-il lui-même abandonné ? Jusqu’à ce qu’il se retrouve, se reprenne en main, se convainque, avec mon aide…
Certes, il y a un déséquilibre financier sur le plan professionnel. Je ne le nie pas, au contraire. J'en tire un bon parti. Cette situation me propose d’évaluer la solidité de ma propre conviction. Je n’aime pas le mot challenge, trop managérial ou marketing. Disons que mon activité d’orthophoniste représente un défi quotidien. Suis-je utile ? La société nous apprend à juger nos actes en terme d’efficacité. Combien d’enfants ai-je aidés aujourd’hui ? Quels progrès chacun a-t-il enregistrés selon un barème de 1 à 10 ? Quelle somme va alimenter mon compte bancaire en rétribution de mon impact sur l’état du monde ? Des chiffres, des chiffres, tout n’est que chiffres dès que l’on cherche à évaluer ce qui devrait n’être que confiance, émotions, échanges… Les réserves en oxygène et nutriments de nos cellules sont incroyablement faibles. J’ai lu que chacune ne peut survivre que 3 secondes si on la tient isolée des autres. Et pourtant nous survivons en tant qu’organisme. Parce que chacune de nos cellules peut compter sur les autres pour lui fournir tout ce dont elle a besoin pour fonctionner. Avant toute chose, nos organismes vivants sont des preuves de l’incomparable supériorité de la confiance collective. Chacun est unique, chacun a sa place. Par sa seule existence, chacun contribue à la vie. On peut perdre une cellule, deux trois, des millions, mais nous ne survivons que parce que chaque cellule a été à sa place le temps nécessaire. Chacune a été utile en remplacement d'une autre et en laissant place à la suivante. Il lui a suffit d'être là. Je suis là, vous êtes là, Stéphane est là, quelque part, sans utilité apparente, mais présent. La place que j'occupe dans la longue chaîne de la vie n'a aucune importance statistique, mais ce qui compte c'est que j'y suis, en ce moment. Je contribue à la nécessité d'être. Ce que je veux apporter n’est pas quantifiable. Pas avec nos outils comptables. Qui nous donnera une échelle ouverte de l’estime de soi, du contentement à vivre et de la foi en l’avenir ?
Selon les critères de l’administration scolaire, les bambins qui ont la chance d’arriver jusqu’à mes consultations sont en difficulté. Ils n’entrent pas dans le parcours de développement balisé. La doxa dit que ce n’est pas à l’école de s’adapter mais à eux de s’entraîner plus dur, pour avoir le droit de jouer dans l’équipe première. La seule qui vaille. Celle qui leur donne droit à vivre une vie dite normale, faite de comparaisons permanentes de leurs capacités, de mise en concurrence, pour déterminer les plus aptes, de déclassement des moins bons parce qu’il faut bien quelqu’un pour effectuer les boulots de merde, pardonnez-moi l’expression, mais elle me semble traduire assez bien les bullshit jobs décrits par David Graeber. Notre école vit sur les perdants, elle en fabrique en permanence, c’est son moteur.
Prenez les trois meilleurs de dix classes différentes et regroupez-les dans une seule classe. Le premier jour, ils sont tous bons, voire exceptionnels. Six mois plus tard, vous aurez des premiers de la classe et des mauvais en queue de classement. À partir de trente réussites vous aurez de nouveau fabriqué trois champions sur le podium et une vingtaine de déçus, des échecs, des perdants, meurtris, démotivés, perdus. On pourra leur proposer des cours particuliers, un coach, une psychothérapie, une orthophoniste même… Mais qui s’occupera de leur niveau d’énergie ? De leur aura ternie ? Des impacts sur leur âme nouée ? De leurs chakras refermés mal cicatrisés ?
Ne croyez pas que je veux faire de l’humour facile teinté d’autodérision. Les enfants que je reçois me donne le vertige et la nausée, et en même temps ils me nourrissent. Je puise dans leurs douleurs une légitimité que le reste de la société nous refuse, à moi comme à eux. Ils ne parlent pas, ou mal. Ce ne sont pas que des pathologies fonctionnelles. Leur âme est touchée, leur âme me touche. Pour certains, il n’est même pas question de leur apprendre comment communiquer : l’idée même de communication leur est devenue étrangère. Ils vivent dans un entre-deux où les mots et les gestes se brisent. Ont-ils une langue maternelle lorsque leur mère nie sa langue d’origine et ne dit rien dans la nôtre ? Que peuvent-ils exprimer alors que personne ne les écoute, personne n’accepte même leur existence. Des cellules sacrifiées dont la société ne parvient pas à reconnaître la nécessité. On me les amène parce qu’ils ne sont que des problèmes, un peu comme une voiture qui refuse de démarrer : non seulement elle ne sert à rien, mais en plus elle encombre alors qu’on comptait sur elle. Faut réparer, Madame ! Je dois les remettre en marche pour qu’ils puissent se réinsérer dans le trafic et engorger le prochain bouchon…
Mais ce sont des enfants, pas des mécaniques. Ils poussent, sur un terrain pauvre, c'est difficile pour eux, ils ont du mal à trouver leur place chez eux, ils prennent souvent des cris et des coups, se referment, s'insensibilisent, réagissent à peine à la lumière... Et on voudrait qu’ils s’imbriquent dans une case, dans une classe. On attend qu’ils développent des comportement sociaux, respectueux des autres et des règles. Alors qu'ils sont devenus des plantes hors sol, privées de racines et de soleil. Enfermées dans une bulle et habituées à ce que rien n’y pénètre. Une bulle qu’ils ont parfois coulée eux-mêmes. Les mots n’y entrent pas, les sourires non plus. Je ne peux que tenter de les toucher. Une main posée sur leur épaule. Une danse de mon regard devant leurs yeux qui fuient. Un message simple : tu es là, je te vois, je t’accepte. Établir un contact pour rétablir l’équilibre.
Leurs silences crient plus fort que n’importe quel colère. Je plie parfois sous cet assaut, je laisse leur détresse entrer en moi, j’accueille ce qu’ils sont, je les reçois pour qu’ils puissent enfin émettre. Et parfois, un coup d’œil ou un sursaut me montre que j’ai réussi, pour un instant, à les sortir de leur chute intérieure. Un instant pour des heures de patience consciente. Le temps de l’ouverture ne se compte pas selon les critères de l’administration. Mes consultations peuvent durer jusqu’à une heure et demie pour espérer créer l’étincelle. Parfois la mère s’endort assise. J’ai mis un canapé pour accueillir ces fatigues qui trouvent dans mon cabinet un répit inattendu. Parfois la mère me laisse l’enfant, s’en va, oublie. J’ai dû héberger une fillette deux jours avant que son frère vienne la rechercher. Elle avait rempli tous mes albums de coloriage et nous avions pu échanger deux sourires. À son coup de fourchette j’ai compris qu’elle préférait les haricots verts à la purée courge-patate. En la douchant je n’ai pas vu de bleus sur sa peau ni de brûlures de cigarette, mais des frissons de plaisir comme si elle découvrait l’eau chaude.
Alors oui, ce sont des consultations CMU. Oui, je ne gagne presque rien en les acceptant. Oui, les parents n’ont que rarement une carte vitale et j’ai un mal fou à me faire régler par la Sécu, et de toute façon trop tard pour équilibrer mes charges. Oui, mes efforts sont bien dérisoires quand je vois ces enfants disparaître à nouveau, en me demandant si je les reverrai, si leur mère me les ramènera, si elle tentera de leur parler un peu, sans même caresser l’idée de leur faire suivre un traitement. Je prends, à travers eux, ce que l’univers me donne : des occasions pépites de me respecter, ou au moins de me réaliser. Stéphane a tort de dire que ces gens-là n’ont rien à donner en échange. Leur existence même me nourrit. Je prends tout le sens de ma vie à leur contact. Je ne voudrais pas d’autre clientèle, en tout cas pas celle des enfants Dubreuil, même au prix du caviar.
L’argent n’entre pas dans cette vibration, pas de la façon dont l’auteur des articles voudrait l’y faire entrer de force. Ou de faiblesse. Il n’y a pas de déclassement dans mon apparente indigence financière qui ne s’est pas améliorée depuis l’incarcération de Stéphane. C’est au contraire un surclassement. Je suis là où je veux être, en catégorie supérieure de moi-même, sans autre devoir qu’envers mon âme, et ma récompense quotidienne ne se compte pas en euros. Je suis, pleinement. Ce que je suis est ce que j’apporte au monde, sans avoir à me justifier par un succès d’argent, sans devoir me convaincre d’être dans le juste. Je suis à ma place de cellule confiante, de la même façon que Stéphane est à sa place dans sa cellule.