Le récit de Caroline Sédrati-Dinet, du Comité de soutien des migrants de la Chapelle.
Après cette journée confuse (et loin d'être terminée puisque les soutiens sont actuellement place Stalingrad), j'ai décidé d'écrire le récit des événements qui se sont déroulés aujourd'hui, sachant que j'ai été quasiment tout le temps présente sur les lieux depuis 9h du matin jusqu'à 18h30.
Ce matin, vers 10h, des délégations de la mairie de Paris et de la mairie du 18e, de l'OFPRA, de France Terre d'Asile, d'Emmaüs et de partis politiques (Verts, PC, Parti de Gauche) investissent le campement du jardin d'Eole où environ deux cents migrants avaient trouvé refuge
depuis le jeudi 11 juin après leur évacuation (très) violente de la hall Pajol, puis consentante du Bois-Dormoy.
Après avoir réuni la plupart des migrants présents, le directeur de l'OFPRA prend la parole au milieu des réfugiés.
Voici la vidéo que j'ai réalisée dans laquelle il s'engage très clairement sur différents points : https://youtu.be/R5o0YOyUD0E
Minutes 3 à 5 : "C'est un engagement de l'OFPRA pour ceux qui sont dans une démarche de demande d'asile ou qui vont entrer dans une démarche de demande d'asile, l'OFPRA sera là pour les accompagner. Pour tous ceux qui veulent demander l'asile, il y aura des hébergements de prévu. Vos situations personnelles seront étudiées aux centres. C'est la même chose pour ceux qui ne veulent pas demander l'asile. La proposition vaut pour tous, aujourd'hui, maintenant".
Dans le détail, la proposition est la suivante : environ 200 places dans six centres, dont cinq à Paris : Le Loiret (13e) et Saint-Pétersbourg (8e) gérés par l'association AURORE, le Refuge Mie de Pain (13e) géré par l'association Mie de Pain, Redoute de Gravelle (12e) et Ecluses (10e) gérés par Emmaus Solidarité. Et un à Pantin : Pantin les Vignes géré par le CASP.
L'hébergement proposé est un hébergement 24h sur 24 avec nourriture et accompagnement dans les démarches administratives le temps de la
procédure. D'après les déclarations du directeur de l'OFPRA dans la vidéo, on comprend que tous les migrants (même non demandeurs d'asile) pourront être accompagnés dans leur démarche de régularisation.
Il s'agit, selon les associations présentes et les élus, d'activer une procédure similaire à celle du "Plan grand froid" (lorsque des équipements sont réquisitionnés en hiver pour mettre à l'abri les sans-abris).
Au départ, et on peut le voir sur la vidéo, les annonces du directeur de l'OFPRA sont accueillies avec des applaudissements par les migrants.
A la fin de son allocution, Chérif, un migrant, prend la parole et demande des garanties. Le directeur de l'OFPRA veut négocier avec lui en
tête à tête. Il essaie de l'emmener plus loin mais il est très vite rejoint par une dizaine de personnes. Chérif réitère sa demande d'engagements écrits, mais il n'a pas de réponse.
La tension commence à monter un peu, d'autant que plusieurs camionnettes de CRS stationnent vers la rue d'Aubervilliers et toutes les rues adjacentes, et même si les élus présents garantissent que c'est une opération non policière – sinon, disent-ils, ils ne l'auraient pas soutenue. Il n'y a d'ailleurs pas de policiers visibles depuis le campement.
On comprend vite que les « officiels » ne veulent pas laisser le temps aux migrants de se concerter et de s'organiser, de réfléchir à une
position commune et même de réfléchir tout court. En filigrane, même si ce n'est pas dit clairement, c'est : « Vous montez dans les cars tout de suite ou vous attendez les flics ».
Les bus arrivent. Un peu avant midi, la plupart des migrants montent dedans. Une quarantaine reste sur le carreau.
Commence alors l'opération « nettoyage du camp ». Nous avons une heure pour récupérer les vêtements, nourriture, couverture, matelas, matériels récupérés et entreposés depuis une semaine. Nous sommes très démunis : où stocker les affaires ? Comment s'y prendre sans voiture ?…
Depuis une semaine, les migrants et les personnes solidaires avaient inventé toute une organisation qui commençait enfin à fonctionner : des
toilettes sèches avaient été construites, des commissions sur l'hygiène, l'alimentation, l'accueil, la sécurité, l'aide juridique… s'étaient mises en place. Des cours de français avaient lieu deux fois par jour.
La nuit, des voisins et militants assuraient une veille. De nombreuses boulangeries du quartier et d'ailleurs proposaient du pain régulièrement. Un restaurant du quartier leur mettait à disposition thé et café chaque matin. Depuis mercredi, Médecins du Monde était présent tous les après-midi et des permanences juridiques inter-associatives avaient lieu dans une association du quartier.
Encore une fois, après les campements à Pajol et au Bois Dormoy, des voisins apportaient chaque jour nourriture, vêtements, médicaments... La veille encore, certains avaient été jusqu'à dénicher portants et cintres pour que les vêtements ne s'abîment pas.
Les migrants qui ne sont pas partis dans les bus ne savent pas ce qui les attend. Des policiers bouclent la zone – qui le restera plusieurs heures. Il nous faut partir. Nous nous dirigeons vers la place Stalingrad.
Un petit groupe de migrants et de soutien se forme. Nous sommes perdus : que vont devenir les migrants qui ne sont pas partis ce soir ? Où vont-ils dormir ? Que vont-ils manger ? On se retrouve à la case départ.
Pendant que l'esplanade du jardin d'Eole subie l'assaut des services de nettoyage de la ville, un migrant, parti en bus le matin, arrive place Stalingrad. Il prend la parole : il raconte qu'une fois dans le bus, on leur a pris leur téléphone portable. Puis ils sont arrivés à Vincennes – étrange, puisque cette destination ne figure pas parmi les sites devant hébergés les migrants. Ils ont vu des fils barbelés et des chiens. Ils ont eu peur et certains d'entre eux se sont enfuis.
On comprendra ensuite que le centre d'hébergement était sans doute situé à côté d'une école pour maîtres-chiens et du centre de rétention de Vincennes. Un quiproquo – encore à éclaircir – expliquant chiens et fils barbelés mais qui témoigne du fait que les migrants sont dans un état
d'angoisse extrême et qu'ils n'ont plus aucune confiance dans les propositions faites par les pouvoirs publics. Mais comment pourrait-il en être autrement après les promesses non tenues qui ont suivies l'évacuation du camp de La Chapelle ?
Après pas mal d'hésitation sur la marche à suivre, il est décidé de rester place Stalingrad. Des migrants envoyés dans d'autres centres commencent à revenir. L'un d'eux, Yacoub, a accepté de témoigner et veut bien que je diffuse cette vidéo : https://youtu.be/Z09_y7Ustmc
Il explique qu'ils ont été emmenés non loin de la Place d'Italie. Une fois dans le centre d'hébergement, il raconte qu'on leur a proposé une
chambre pour seize personnes. En guise de repas, alors que certains n'ont pas eu le temps de petit déjeuner le matin, on leur propose du
lait et du pain pour patienter avant le dîner de 20h. Il décide, avec un ami, de partir chercher de la nourriture dehors, puis finit par rejoindre la place Stalingrad.
Sur la place, une centaine de personnes est désormais présente, dont une trentaine de migrants. Une AG s'organise. Je quitte les lieux mais je
continue à suivre les événements : il est décidé d'occuper un gymnase situé avenue Jean Jaurès, investi un peu avant 20h. Vers 21h30, alors que les policiers encerclent les lieux, le groupe arrive à s'échapper et décide de retourner place Stalingrad.
Que va-t-il se passer ce soir, cette nuit ? Faudra-t-il encore une fois tout recommencer ? Trouver encore de la nourriture, des couvertures, des
matelas, des vêtements… ? S'organiser à nouveau, dans la précarité et l'incertitude, pour que des êtres humains, qui ont traversé des épreuves
que peu d'entre nous, les nantis des pays riches, peuvent concevoir, puissent continuer à vivre dignement.
Depuis une dizaine de jours maintenant, j'ai partagé de rares moments de fraternité avec des personnes originaires de pays aussi divers que
l'Erythrée, le Soudan, la Libye, le Maroc, l'Algérie, la Côte d'Ivoire, la Guinée, la Somalie, l'Ethiopie… Grâce à eux, j'ai vécu portée par
leur énergie, leur gentillesse, leur espérance. J'aimerais pouvoir continuer à partager un bout de ma vie avec eux. J'aimerais que notre pays, dans lequel la plupart souhaitent rester, leur fasse la place qu'ils méritent. Et ils méritent beaucoup.