En septembre 2017, Emmanuel Macron déclarait dans un discours aux préfets que les longues files d’attente devant la préfecture, « ça ne marchait pas, ça ne marchait plus » : c’est-à-dire que cela ne décourageait pas les demandeurs d’asile précisait-il. Ce spectacle d’hommes et de femmes passant la nuit devant des bureaux fermés, qui une fois ouverts ne pouvaient les recevoir puisque toujours en sous-effectif, ne lui semblait plus approprié. Restait à trouver une solution.
Le confinement ayant engendré la fermeture de toutes les administrations, il a aussi permis un passage en force : le passage aux procédures administratives dématérialisées pour le meilleur et pour le pire.
Comme les préfectures ont toujours été pensées comme des lieux hostiles aux étrangers (quelle que soit leur situation administrative), le passage du papier au numérique n’a pas modifié cet aspect. Il en a juste changé la forme.
Prenons le cas de Monsieur C.
Monsieur C. et Madame C. ont eu une petite fille qui a obtenu le statut de réfugiée en juillet 2022. Dès lors, afin que Monsieur et Madame C. puissent élever leur enfant placée sous la protection de la France, ils ont le droit d’obtenir une carte de séjour.
La demande se fait sur le site de la préfecture.
Monsieur C est arrivé en France bien avant Madame qui l’a rejoint avec leur fils. Il a demandé l’asile, a été débouté après une longue procédure et est devenu sans papier.
En Août, Monsieur C. se rend dans une association (il parle français, mais ne le lit pas bien et ne maîtrise pas internet sur son téléphone) pour qu’on l’aide à demander son titre de séjour.
De clic en clic, l’association arrive sur cette page :

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L’association part du principe qu’il n’a pas de numéro étranger puisqu’il est sans papier et opte donc pour la voie électronique, c’est-à-dire la plateforme démarches simplifiées. Très vite, la réponse arrive :
Monsieur a reçu un numéro étranger lors de sa demande d’asile il y a plusieurs années. Il est dans la catégorie : a un numéro étranger mais pas de titre de séjour. Il doit passer par la voie dématérialisée, c’est-à-dire la plateforme ANEF.
On crée alors son compte et on reprend le numéro étranger retrouvé sur son ancien récépissé de demandeur d’asile… si ce n’est que ça ne fonctionne pas. Sur la plateforme ANEF, le numéro étranger bloque (ici c’est un peu compliqué à expliquer, il faut le vivre pour comprendre comment ça bloque). Grâce au formulaire de contact, nous signalons le problème plusieurs fois et, plusieurs fois, nous obtenons la même réponse : « Nous nous excusons de la gêne occasionnée […].nous transmettons au service compétent […] l’anomalie a été identifiée […] nous vous invitons à patienter et à réessayer
ultérieurement […]merci de votre compréhension, etc.
Nous patientons, nous réessayons ultérieurement.
Mi-novembre, suite à un nouveau signalement de notre part, scoop : L’équipe ANTS (Agence National des titres sécurisés) après vérification technique demande si par hasard monsieur n’aurait pas vécu en France pendant les cinq dernières années sans papier… ce qui pourrait impliquer que son compte soit désactivé. Si c’est le cas, l’équipe Ants lui conseille d’envoyer un e-mail à la préfecture.
J’en déduis que cette équipe ne travaille donc pas avec la préfecture, même si elle travaille pour la préfecture. Pas de chance. En effet, comment contacter la préfecture de Paris ?
Rien de plus simple grâce au tout numérique : il y a un formulaire de contact. Aussitôt dit, aussitôt fait. Aussitôt message automatique : « Dans 7 jours vous recevrez une réponse. »
En fait non. Rien.
Nous essayons d’autres adresses e-mail de la préfecture. Cette fois, nous recevons un message nous indiquant que notre demande est transmise aux services compétents. Puis encore rien.
Nous décidons alors de faire un courrier recommandé. La lettre nous revient. Étonnement. Et voilà que d’autres bénévoles disent avoir eu la même expérience. Les bureaux des titres de séjour de la préfecture étant toujours place Louis Lépine, nous en concluons qu’on n’y prend plus les courriers.
Monsieur C. va alors sur place déposer son courrier. Là, les agents d’accueil de la préfecture place Louis Lépine lui disent qu’ils ne peuvent pas prendre son courrier, mais qu’il doit prendre un rendez-vous par internet aux points d’accès numériques de la préfecture : le kiosque Louis Lépine ou le point d’accès numérique du 17eme arrondissement. Les agents d’accueil font vite une petite recherche et disent que malheureusement là il n’y a pas de rendez-vous.
Nous finissons par trouver un rendez-vous sur le site internet. Monsieur s’y rend. L’agent du point d’accès au numérique entre son numéro étranger sur la plateforme ANEF et constate bien sûr que ça ne marche pas. Il ne peut rien y faire puisque comme indiqué sur le site internet concernant les points d’accès au numérique de la préfecture : « les agents ne peuvent pas donner de rendez-vous et aucun dossier ne sera instruit par les agents. » Il va donc communiquer l’information à la préfecture qui ne manquera pas de donner un rendez-vous à monsieur.
Voici encore des agents qui travaillent pour la préfecture mais pas vraiment avec la préfecture. Impossible pour eux d’appeler directement un « collègue » au téléphone.
Nous sommes le 10 décembre.
La dématérialisation a conduit à la situation suivante : Monsieur C. n’a jamais rencontré depuis le mois d’août une personne qui pouvait réellement comprendre sa situation et agir sur son dossier. De messages informatiques en messages informatiques, il n’a jamais eu aucune visibilité sur le temps que mettraient ses interlocuteurs à résoudre son problème. Aucune transparence. Peut-être que la préfecture lui donnera un jour un rendez-vous… après les fêtes qui sait. Le temps de Monsieur C. ne lui appartient pas. Son droit au séjour est entravé. Par conséquent, son droit au travail aussi. Par ricochet son droit au logement.
A moins de prendre un avocat et ensuite d’aucuns diront que le droit des étrangers prend trop de place au tribunal administratif.
On dira aussi : « c’est kafkaïen ».
Reste que les humiliations devant, puis dans les bureaux de la préfecture n’étaient pas moins violentes que ce mur numérique. Elles le sont toujours d’ailleurs puisque les agents de la préfecture continuent à recevoir des étrangers, même si la dématérialisation a dû changer leur travail.
C’est uniquement un changement méthodologique.
Sur le fond, le système place ou maintient des personnes en situation irrégulière, puis les politiques tiennent des discours visant à les criminaliser.
Je pense souvent à mes ami-e-s riches étrangers venu-e-s travailler et vivre en France sans problème, mais qui sont prêt-e-s à demander la nationalité française juste pour ne plus avoir à faire avec la préfecture, juste pour ne plus subir la mise en oeuvre administrative d’une politique raciste.
Chloé Guerber-Cahuzac, réalisatrice du documentaire « En territoire hostile » (2019) et militante, membre de l’association Paris d’exil.