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Billet de blog 19 juillet 2015

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"Issa, 31 ans, Marocain", par Caroline Sédrati-Dinet

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Issa, 31 ans, Marocain.

Sur l'esplanade de la halle Pajol (Paris 18e), une sono diffuse de la musique africaine pour marquer la fin du Ramadan. Ce vendredi 17 juillet, pour l'Aïd el Fitr, Issa a revêtu une djellaba blanche brodée. Il est heureux, il rit. « Ce soir, c'est notre fête », lance-t-il à la cantonade, hilare, en s'avançant pour danser avec les autres migrants.

Une mère au foyer, un père vendeur de légumes sillonnant les rues avec sa charrette :  Issa est issu d'une famille pauvre et nombreuse (c'est l'avant-dernier de huit enfants, trois filles, cinq garçons) de Casablanca au Maroc. Après son bac, il finance ses études à la fac en travaillant dans un marché de fruits et légumes.  Lever à 3h du matin, boulot jusqu'à 8h, puis direction l'université. Il obtient une licence en droit public, section relations internationales. En 2008, son diplôme en poche, il passe les concours de la fonction publique. Son objectif : travailler dans une ambassade marocaine à l'étranger. Il réussit l'écrit. Puis déchante face à la corruption du système : pour passer l'oral, il faut payer entre 6000 et 10 000 euros ! « Je me sens humilié : toutes ces années d'étude et de sacrifice pour qu'au final, les portes se referment parce que je n'ai ni argent, ni relations. Un pays normal qui veut se développer s'appuie sur les forces de son peuple pour y parvenir. J'aurais dû être cadre et là, on me jette ».

Pendant un an et demi, Issa travaille dans une entreprise de production et de livraison de lait. En 2010, avec une cinquantaine d'autres salariés, il est mis à la porte. « Au Maroc, c'est comme ça : si tu ne travailles pas pour l’État, tu peux être viré du jour au lendemain, il n'y a aucune garantie, aucun droit du travail… »

Jusque là non politisé, le jeune homme décide de défendre ses droits devant la justice avec d'autres licenciés. Aucun n'obtient gain de cause. « De ce moment, la confiance dans l’État et dans la justice de notre pays est partie et on a commencé à organiser des manifestations devant le Parlement et les ministères. Non seulement elles ont été réprimées mais même les syndicats et les associations des droits de l'homme qui nous soutenaient ont fini par nous lâcher ».

Pendant ce combat qui dure près d'un an, Issa reprend son travail au marché et loge « à gauche, à droite, parfois dehors. C'est la misère pour tout le monde. Mes copains sont comme moi, ils n'ont pas d'argent, pas de travail. Et ma famille est trop pauvre pour m'aider. Je suis perdu, je n'ai pas les moyens de construire mon avenir et de réaliser mes rêves. Le Maroc, c'est mon pays, ma terre, mais les gens qui le dirigent, ceux qui ont le pouvoir, c'est une mafia qui capture toutes les richesses. A partir de ce moment, je commence à envisager mon départ ». Nombreux sont ceux qui l'ont devancé. Parmi ses proches, sa sœur vit en France, à Rosny-sous-Bois (93), mariée à un cousin arrivé en France par regroupement familial dans les années 80. « Elle va bien, elle a des papiers, un logement, des enfants ».

A 28 ans, fin 2012, il s'installe quelques mois à Ahfir, une petite ville située au nord-est du Maroc, à la frontière avec l'Algérie. Il vit de petits trafics de fruits et légumes (du Maroc vers l'Algérie) et d'essence (de l'Algérie vers le Maroc). La frontière avec l'Algérie, c'est un oued, un cours d'eau à sec. Facile à traverser. Il se rend à Alger, puis à Djerba en Tunisie où il est accueilli par un Marocain marié à une Tunisienne. Il y travaille plusieurs mois sur des chantiers. « C'est presque la même situation qu'au Maroc, des petits boulots, pas de perspectives, sauf qu'en plus, je suis clandestin ».

Il réussit à amasser suffisamment d'argent pour continuer son voyage mais les points de passage tunisiens vers l'Europe se sont taris depuis la révolution de 2011. En revanche, il sait par ouï-dire que la Libye est la voie d'accès principale pour traverser la Méditerranée. « Fin 2013, je franchis la frontière, je ne réfléchis pas, mon objectif, c'est de rejoindre la côte pour aller de l'autre côté de la mer ».

La lisière des deux pays fourmille de migrants (Soudanais, Somaliens, Algériens,  Tchadiens…). Issa privilégie un itinéraire qui passe par les petites villes, « moins dangereuses ». Depuis la première guerre civile libyenne en 2011, l'instabilité règne partout dans le pays : « Tu vas dans un marché, il y a des hommes armés de mitraillettes qui tirent, il n'y a plus de justice, les rebelles et les terroristes sont partout ». Dès qu'il en a la possibilité, il enseigne l'arabe et le Coran dans des mosquées. De quoi gagner un petit salaire pour se nourrir, se loger et mettre un peu d'argent de côté.

En juin 2014, Issa est mis en relation avec un passeur digne de confiance. « Je paie 600 euros, c'est pas beaucoup, j'ai pu avoir un bon prix. Pour le même voyage, des Soudanais payent 3000, 4000, 5000 euros… » La traversée a lieu en Zodiac. Il y a de l'eau et des dattes à bord. « On est quatorze, un Algérien, deux Tunisiens et des Soudanais, c'est dangereux, il n'y a que le bleu devant toi, la mer et le ciel ». Par chance, la mer est calme.

Trente heures plus tard, abordage à Lampedusa en Italie. « J'ai des contacts d'immigrés marocains à Naples, je téléphone tout de suite, je cherche la gare et je prends le train. A ce moment-là, toutes mes peurs, je les laisse dans la mer : si je ne suis pas mort pendant la traversée, c'est que Dieu veut que je vive. Ce qui doit m'arriver arrive, alors pourquoi se faire du souci ? Il n'y a qu'une vie… »

Bien accueilli à Naples, il se repose quelques jours, il se sent bien. Mais « je parle français, c'est plus simple pour moi d'aller en France, même si je sais par ma sœur que chez vous il n'y a pas beaucoup de boulot non plus, que ça n'est pas si évident ». Il prend le train jusqu'à Nice, puis Paris. Sa sœur et son beau-frère l'hébergent pendant près de trois mois à la fin de l'été 2014. Puis il trouve un emploi sur les marchés, cinq matins par semaine, en banlieue parisienne. Il a les moyens de payer un loyer et partage une colocation à Barbès avec un Algérien.

Printemps 2015 : son patron confie son poste à un membre de sa famille algérienne. Issa n'a plus de travail, très vite plus de logement. Il décide de dormir dans le campement sous le métro aérien de La Chapelle. « Comme voisin, je connaissais des gens là-bas, je leur donnais de temps en temps des cigarettes, des euros… A mon tour, je deviens comme eux ».

Lors de l'évacuation du camp, le 2 juin, Issa est chez des amis chez qui il a passé la nuit. « Quand je retourne sur place, je discute avec d'autres personnes : on tombe d'accord sur le fait que c'est ridicule de mettre des gens dans des hôtels pour quatre ou cinq jours, on comprend que c'est juste pour fermer le camp ». Le soir, il dort dans une salle associative à côté de l'église Saint-Bernard, puis dans le square situé devant l'église, avant de rejoindre la Halle Pajol d'où il sera expulsé violemment quelques jours plus tard avec les autres migrants et emmené avec une trentaine d'entre eux au centre d'hébergement pour sans-abri « La Boulangerie » – un lieu considéré comme sordide, qu'ils quittent ensemble le soir même.

Bois-Dormoy, jardin d'Eole, Pajol : Issa se déplace au gré des évacuations. « Je suis là parce que je n'ai pas d'autres solutions, même si je ne dors pas tout le temps au campement : quand un soutien ou des copains m'invitent à dormir chez eux, je ne dis pas non. Ici je découvre d'autres nationalités, d'autres cultures, d'autres façons de manger, de parler, de vivre… Et je peux compter sur des militants et des soutiens. Cette solidarité, je ne l'ai pas sentie au Maroc, elle enrichit la France. On n'oubliera jamais ce qu'on vit ici, on sera toujours ensemble ».

Post Scriptum

« Pourquoi je reste en France ? Parce que j'ai perdu tout espoir dans mon pays. Là-bas, il n'y a pas d'égalité, pas de droits pour tous, pas de liberté de la presse. Si je dis « non », je risque d'être envoyé en prison. Ici, j'ai encore l'espoir qu'on me considère comme un être humain, j'ai l'espoir d'être régularisé, d'avoir un travail, une famille. J'aimerais continuer mes études en France, en droit international, et trouver un travail qui correspond à mes diplômes ».

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