Fred, membre du Comité de soutien des migrants de la Chapelle était aux Jardins d'Eole, dans la soirée du vendredi 19 juin. Témoignage de son désarroi face au traitement indécent réservé aux migrants. « On était quelques uns/unes à être là. On ne savait pas quoi faire. On avait honte, on se sentait humiliés/es nous aussi ».
Vendredi soir, plusieurs dizaines de migrants (entre 50 et 100) sont retournés aux Jardins d'Eole. Parmi eux des gens qui n'avaient pas pu ou n'avaient pas voulu monter dans les bus (un jeune homme par exemple m'a dit qu'il n'avait pas eu confiance). D'autres qui avaient été emmenés à Vincennes dans le bâtiment du Centre de rétention transformé en centre d'hébergement d'urgence et qui affolés par les flics, les chiens, les barbelés et le fait qu'on leur aie confisqué leur portable avaient préféré partir (eux disent s'enfuir). D'autres encore qui même s'ils dormaient ailleurs avaient pris l'habitude de venir au Jardin pour y trouver un peu de chaleur humaine, ou de quoi manger sans être dans un rapport de charité, mais de partage.
Depuis le début du ramadan, une association, Islam de paix, distribue de la nourriture de façon très conviviale, en installant des nappes sur les tables en bois du Jardin et en permettant aux gens de se poser pour manger. La veille, après les cours de français, leur distribution de repas avait eu un grand succès auprès des migrants/es et plusieurs personnes solidaires avaient eu un contact sympathique avec les gens de l'association qui étaient là dans un esprit très fraternel vis à vis des réfugiés/ées.
Hier soir, quand nous sommes arrivés après qu'un riverain nous ait alertés/es sur les contrôles de police qui s'y déroulaient, les Jardins étaient bouclés par un cordon de flics. On aperçut des personnes assises sur les tables au loin derrière ce cordon pendant qu'environ 70 autres étaient assises à même le sol, mangeant par terre, interdites d'entrer dans le jardin. Parmi eux, nous avons reconnu plusieurs personnes avec lesquelles nous avions passé du temps ces dernières semaines à Saint-Bernard, Pajol, au Bois Dormoy ou à Eole. Pendant que nous discutions avec quelques personnes, un représentant de l'ordre, comme on les appelle, expliquait que ce sont les gens de l'association qui ne voulaient pas donner à manger aux personnes sans papiers. Nous n'en avons évidemment pas cru un mot.
Les migrants que nous connaissons nous ont raconté que les nombreux policiers en présence exigeaient les papiers pour les laisser passer aller manger. Un flic a dit : « Si t'as pas de papiers, tu manges pas ». Les gens de l'association se sont énervés et ont du négocier pour qu'on les laisse amener de quoi manger à ceux qui étaient restés sur le trottoir. Un gars que je connais a eu honte de me serrer la main car il n'avait pas pu avoir de couverts et avait dû manger avec les mains sans pouvoir se les laver après.
Beaucoup de gens avaient l'air désemparé et honteux d'être là amassés sur un bout de trottoir, triés une fois de plus... humiliés une fois de plus. Plusieurs avaient froid, ils n'avaient pas pu récupérer de couvertures ou duvets que nous avions sur le campement (ils n'ont eu qu'une heure pour tout récupérer).
On était quelques uns/unes à être là. On ne savait pas quoi faire. On avait honte, on se sentait humiliés/es nous aussi. On voulait filmer cette scène hallucinante, cet apartheid qui se met en place dans ce petit coin du Nord-Est de Paris. On se disait qu'on allait sans doute avoir du mal à raconter à quel point c'était horrible. Mais on n'a pas osé filmé car on sentait et on voyait bien que les victimes de ce tri se sentaient trop mal de cette nouvelle humiliation. On avait juste envie de pleurer.
La veille, un élu avait affirmé que le campement d'Eole allait tenir encore 4 jours. Le même était là samedi matin avec les bus et l'Ofpra. Peut-être était-il de bonne foi la veille au soir, peut-être pas. De toute façon on s'en fout, je pense que tout a été fait pour qu'une fois de plus les principaux/ales intéressés/ées soient mis/es devant le fait accompli, soit placés/es en situation d'urgence permanente sans leur laisser la possibilité de prendre des décisions et en leur laissant croire que tout ce qui sera fait, le sera évidemment dans leur intérêt.
Et dans cette histoire, toutes les personnes qui sont ou se veulent responsables politiques (et pas responsables moralement et éthiquement) sont complices de ça. Sont complices du fait que les principaux/ales intéressé/es soient infantilisé/es, réifiés/es, ne puissent pas s'organiser (on pourrait par exemple imaginer que les migrants/es si ils et elles savaient à l'avance qu'ils et elles allaient être répartis dans des centres pourraient faire des groupes affinitaires, avoir une liste de questions, demander des assurances, réfléchir à ce qu'on leur propose...). Ces mêmes responsables diront sans doute que c'est pour protéger les migrants/es des manipulations d'individus/es étiquettés/es NPA ou anarchistes autonomes; le fameux épouvantail, la construction politique et médiatique diffusée depuis une dizaine de jours. C'est ridicule mais malheureusement, il y a des gens qui y croient. En tout cas, ces responsables qui n'étaient pas là pour assister à l'aparheid, au tri des pauvres qui ont le droit de bouffer ou pas, peut-être feront-ils/elles un communiqué dérisoire de plus. Mais bon ça aussi on s'en fout, hier soir tout semblait dérisoire.
Samedi soir et dimanche soir plusieurs d'entre nous sont repassés aux jardins d'Eole voir la distribution et constaté qu'il n'y avait pas de tri. Juste une fourgonnette et une voiture de police stationnées à l'entrée du jardin. Leur objectif vendredi était sans doute d'empêcher une réinstallation de migrants/es à Eole.
Publié par Mediapart le 22 juin 2015: http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/220615/eole-avec-les-migrants-maltraites