Lorsque nous avons rencontré Roman, cela faisait déjà plus de 10 jours qu'il était au CRA du Mesnil-Amelot. Les "voies juridiques" étaient déjà pratiquement épuisées. Sous le coup d'une déportation en chaîne, avec pour destination finale Kaboul, nous avions multiplié les visites, recueilli et publié ses témoignages, organisé trois mobilisations à l'aéroport, et lui avait refusé ses embarquements. Jusqu'au jour de cette expulsion non annoncée : épuisé, arraché de sa cellule à 5 heures du matin, menotté par deux officiers de la PAF jusqu'à Oslo, menacé, il n'avait pas pu protester. Deux jours plus tard, il était à Kaboul. Depuis nous avons gardé contact avec Roman, qui nous a écrit. La mobilisation ne doit pas s'arrêter à la frontière de la France.
Cela fait maintenant plus de 6 mois que Roman a été mis dans un avion pour Kaboul. Six mois que par une procédure administrative pudiquement nommée « transfert », la France a expulsé Roman en Norvège, en sachant qu’il serait « renvoyé » en Afghanistan. En France comme en Norvège, il a été broyé par la mécanique bien huilée d’administrations au service d’une politique industrialisée de « retour » : prise d’empreintes ; convocation indiquant les risques « d’appréhension » non traduits par les travailleurs sociaux du Secours Islamique du centre d’hébergement d'Epinay-sur-Seine ; arrestation surprise à la Préfecture de Cergy ; deux prolongations du juge Tony Skurtis ; audience traduite en Pashto alors qu’il ne parle que Dari ; défense inexistante de commis d’office qui découvrent son dossier à la dernière minute ; médecine Doliprane du « médecin » du CRA malgré ses menaces de suicide et une détresse psychologique constatée par différentes personnes ; embarquement surprise le 43ème jour de sa rétention, à deux jours d’une très probable libération ; placement direct dans un centre de rétention norvégien ; menaces de la police norvégienne pour le bruit fait sur internet quant à cette déportation. Tout ça, bien sûr, avec le concours des garants habituels qui légitiment cet enchaînement de procédures planifiées et participent à ces violences institutionnelles : l’OFPRA (Pascal Brice en personne) alertée, se dit impuissante ; FTDA, alerté, ne prendra même pas la peine de répondre ; la CEDH, saisie, refuse se requête, car les gens en abusent ; et NOAS, l’équivalent fonctionnel norvégien de FTDA refuse même de le rencontrer pendant les deux jours où il est en rétention. Six mois donc que s’est achevée pour deux pays européens la « demande d’asile » de Roman, procédure administrative façonnée par des techniques mortifères, allant de séjours forcés sous les métros aériens aux « deport centers », combinant épuisement, isolement, maltraitance, désinformation, dépersonnalisation et perte d’autonomie, où obtenir un stylo pour les appels téléphoniques limités à 6 minutes par jour est un privilège qu’on se voit refusé.
Que signifie être déporté par un pays européen en Afghanistan ? C’est d’abord ne même pas entrer dans une case permettant de prétendre à une assistance humanitaire, fût-elle ridiculement insuffisante et un instrument légitimant la politique migratoire européenne.
À Kaboul, Roman est mis à la rue après les deux semaines à l’hôtel, généreusement « offertes » par la Norvège. Il ne reçoit aucune assistance. Plus d’une centaine de milliers de personnes sont expulsés d’Iran et du Pakistan[1], avec la collaboration active du HCR[2]. L’OIM ment lorsqu’elle affirme prendre en charge les déportés d’Europe.


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Être déporté, c’est retourner vivre dans les conditions qui ont forcé le départ. À son retour, la maison familiale de Roman a été attaquée, et il vit maintenant caché dans un taudis. C’est vivre dans la peur d’être persécuté ou de mourir dans une attaque kamikaze.
Mais être déporté, c’est aussi vivre désocialisé dans un pays qu’on ne connaît plus. C’est également, comme nous le disait récemment Roman, n’avoir rien à bouffer, au point de vomir du sang.
Roman nous a écrit il y a quelques jours.

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Le récit de ma vie
Je suis Naghib Ullah Roman, né en Afghanistan. Je veux vous présenter les nombreux problèmes que je rencontre depuis de longues années.
Ma vie ici est devenue difficile à vivre. Je saigne toujours d'avoir perdu mon frère, mon père et ma mère à un jeune âge. Ces jours restent les plus sombres de ma vie. Parce que je n'avais pas de père, j'étais devenu un souffre-douleur, la cible de moqueries et d'insultes. On me reprochait n'importe quel évènement qui se passait dans le quartier où nous vivions. Un jour où j'étais sorti acheter de quoi manger à ma sœur, j'ai fait face à mon retour à un spectacle déchirant : notre maison cambriolée, ma sœur terrée dans un coin, et son regard terrorisé qui me hante encore.
J'ai décidé d'amener ma sœur chez l'oncle de ma mère et de vivre tout seul, mais cela n'a rien changé. Finalement, chaque jour était plus dur que le précédent, et j'ai décidé de prendre la route. Je n'avais pas d'argent. Affamé et sans vêtement, j'ai traîné pendant cette année de voyage des maladies difficiles à supporter, jusqu’à ce que j’arrive en Europe. Malheureusement, j'ai été renvoyé. Ô vie ! Mais je ne me suis pas laissé abattre et à nouveau, j'ai pris la route et cette fois j'ai réussi. C'est là où je vous ai rencontré.
Mais le destin a voulu que chaque jour, j'agonise de cette insécurité que vous connaissez à travers les médias. Des milliers de personnes meurent dans des attaques kamikazes. Et dans la suite de ces évènements, j'ai moi-même été attaqué car on me traite de kâfir et ma sécurité est toujours menacée. Je n'ai pas de travail. Mon existence tient à un rêve, un espoir, qui dépend de vous.
Pourquoi ne me comprenez-vous pas ? Je saigne. Je vous en conjure ! Je vais finir par être tué.
Paix, Naghib Ullah Roman
Les traumatismes qu’exprime Roman ne sont jamais que les symptômes d’une expérience, celle d’avoir été traité en chose par nos "démocraties européennes", si fières de leur Etat de droit. Le malheur dont parle Roman, c’est la violence d’un règlement Eurodac, qui organise l’errance et les déportations à moindre coût politique pour la France. L’absence d’issue dont nous parle Roman a un nom. C’est l’injustice d’un Code des visas Schengen qui - ça ne s’invente pas - divise les pays en une liste blanche, dont les citoyens peuvent voyager au gré de leurs envies de bronzette et une liste noire, ou on a le droit de mourir hors champs.

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En vert, les pays dont les ressortissants dispensés de visa pour venir en Europe. En rouge, les pays dont les ressortissants doivent avoir un visa. Pour ceux en marron, il faut un visa pour transiter.
Les souffrances qu’exprime Roman ne font de lui ni un martyr ni une victime immuable d’administrations européennes racistes. Roman n’a pas besoin de notre compassion. Dans ce texte comme dans nos nombreuses conversations depuis sa déportation, c’est une rage sourde qu’il nous communique. Une rage qui nous invite à ne pas rester les yeux ronds, mais à voir, écouter et montrer. Une rage qui nous interdit de bavarder et nous oblige à agir.
Encore sous le choc de la déportation de Roman, nous écrivions : « la lutte continue », comme un réflexe de survie face à ces politiques meurtrières.
Et pour Roman, comme pour tous les autres, la lutte continue.
Pour Roman, nous cherchons un avocat qui puisse étudier sérieusement ses possibilités d’obtenir l’asile dans un pays où il serait en sécurité.
Pour Roman, nous demandons à nos amis, afghans ou non, de nous mettre en relation avec des connaissances bienveillantes qui pourraient l’aider.
Pour tous ceux actuellement expulsables pour Kaboul et enfermés au CRA du Mesnil-Amelot, victimes de la chasse à l’homme organisée dans le Calaisis, aggravée par l’incontinence sécuritaire d’un vieillard sénile à l’Intérieur, nous vous appelons à être nombreux à l’Aéroport Charles de Gaulle au moins jusqu’au 24 juin pour ne plus rester les bras croisés face à cette guerre qui est faite aux migrants.

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[1] https://afghanistan.iom.int/sites/default/files/Reports/iom_afghanistan-_return_of_undocumented_afghans-weekly_situation_report_28_may-3_june_2017_1.pdf
[2] https://www.hrw.org/fr/news/2017/02/13/pakistan-expulsions-massives