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Billet de blog 29 décembre 2015

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Migrants : pour nous apprendre à exister, par Denis Godard (avec une vidéo de Karim El Riffi)

C'est une histoire sans fin qu'il faudrait chroniquer. Une histoire collective et des histoires individuelles. Une histoire de harcèlement judiciaire et policier. Une histoire de racisme d'Etat en France. L'histoire d'une victoire aussi, un 28 décembre: celle de migrants qui ne cèdent pas face à la police qui cherche à les faire disparaitre.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les flics n'ont pas tout de suite réalisé qu'ils avaient perdu. Derrière eux, quelques mots dans une langue qu'ils ne comprennent pas et une cinquantaine de migrants ont commencé à se regrouper. Certains mettent leur capuche.

Les flics n'ont pas réalisé tout de suite. Ils sont concentrés sur l'intérieur de la nasse qu'ils ont constituée sur la place de la République à Paris ce lundi 28 décembre en fin d'après-midi. Un peu plus loin une banderole, entre deux arbres, claque au vent : "Stop repression, houses and papers".

C'est ça une nasse : les flics ont entouré le campement. Campement est un bien grand mot pour décrire des cartons et un empilement de couvertures. Mais c'est là que les migrants dorment la nuit. Quand il ne pleut pas. A l'intérieur de la nasse, au moins 60 migrants, quelques femmes et deux soutiens. Au début les migrants ont pensé qu'il s'agissait d'une évacuation vers des centres d'hébergement. Parce que c'est comme ça que ça commence généralement. Et que leur moteur c'est l'espoir. Toujours. Mais cette fois il s'agit seulement d'une expulsion. Le chef des flics, en civil, leur a donné l'ordre de quitter la place, de partir dans le métro. Mais pour aller où ? Alors les migrants ont refusé. Et là, au mégaphone, il annonce que la police va utiliser la violence si nécessaire. Ce sont ses termes. Mais personne ne bouge.

C'est alors qu'à l'extérieur de la nasse, certains migrants mettent leur capuche. Quand les flics comprennent enfin, ce sont eux qui se pressent pour éviter d'être pris entre les deux groupes qui commencent à pousser. Et ils quittent la place, humiliés, sous les sifflets, les applaudissements, les slogans. Cette fois, l'Etat, même d'urgence, a dû reculer.

Place de la République, 28 décembre 2015: Après avoir menacé de faire usage de la violence, la police bat en retraite face à la détermination des migrants © Karim El Riffi

Ce récit doit circuler. Pour la confiance, pour l'expérience. Parce que c'est une histoire sans fin. L'histoire d'un pouvoir qui refuse d'accueillir les migrants. Qui ne les héberge, aujourd'hui, que quand il ne peut faire autrement, sous la pression. Et qui en héberge donc le moins possible. Qui ne les régularisera, demain, aux côtés des autres sans-papiers, que s'il ne peut faire autrement. Sous la pression.

Après l'évacuation du 23 décembre, il a fallu une journée pour que les laissés pour compte, extérieurs à la nasse  mise en place ce jour là, reviennent place de la République. Ils ne pouvaient pas retourner là où ils passaient la nuit auparavant, invisibles, pour certains depuis des mois, près de la Gare de l'est. La mairie y a mis des barrières, des vigiles et des flics.

 Samedi 26, nouvelle stratégie pour nettoyer la place. Ni hébergements, ni matraques mais le mensonge. Des flics en civil sont venus annoncer qu'il y avait des places d'hébergement pour tous - ils étaient alors une soixantaine - à Porte de Vanves. Pendant que les RG, joueurs de pipeau, les accompagnaient en métro, les services de nettoiement ont tenté de prendre les couvertures et duvets restés sur la place. Mais, Porte de Vanves, il s'agissait d'un gymnase et il n'y avait que 16 places. Alors ils sont tous revenus. Et ont manifesté sur la place de la République.

C'est une histoire sans fin qu'il faudrait chroniquer. Une histoire collective et des histoires individuelles. Une histoire de harcèlement judiciaire et policier. Une histoire de racisme d'Etat en France.

Un 26 décembre au tribunal. La juge et l'avocat de la préfecture sont pressés. De retrouver leur famille ou un amant, une amante. Mais, en fait, c'est comme ça tout le temps. L'abattage devant le JLD (Juge des libertés et de la détention). Les migrants arrêtés et envoyés au centre de rétention passent là au tribunal. La loterie. C'est ça la justice : un bon avocat, une salle où viennent des soutiens comme ce matin pour celui qu'on appellera Jeff, une juge pressée et un vice de procédure devient sésame pour sortir du centre de rétention... et retrouver la rue avec un OQTF (Ordre de quitter le territoire) en épée de Damoclès sur la tête car le moindre contrôle policier deviendra alors synonyme d'expulsion. Mieux que le centre de rétention mais pas vraiment la liberté. Mieux que ceux qui n'ont pas lutté sur un campement, n'ont pas rencontré des soutiens, n'ont pas d'avocat et qui ne seront pas libérés...

Jeff a été arrêté par les agents de la sécurité de la RATP, pas parce qu'il avait un ticket mais parce qu'il en avait plusieurs et que quand tu n'es pas blanc vers Barbès cela suffit à te soupçonner de vente à la sauvette. Parce que, même s'ils n'ont pas le droit de te fouiller, ils le font et que comme ils sont assermentés ils mettront dans leur PV que Jeff leur a montré spontanément ses tickets surnuméraires. Et que l'avocat ne pourra rien y redire. C'est ça la justice.

 Là Jeff est libre. Il va à Vincennes. Vincennes, son bois et son château. Son hippodrome et son zoo. Vincennes en France. Vincennes, son centre de rétention. Là où on enferme pour la seule raison qu'on n'a pas de papiers, qu'on est parti de son pays, qu'on n'a pas été accueilli ici. Où la seule fête ce sont ces sirènes d'alarme qui se déclenchent à rythme régulier. Les prisonniers savent comment les déclencher pour faire chier les flics. En signe de résistance. Selon leur nationalité certains ne peuvent être expulsés mais resteront là, 20 jours, 45 jours. Pour rien. Egyptiens, sénégalais, tunisiens, maliens, algériens, syriens, soudanais, russes, afghans, marocains. Quand la géographie devient la carte des symptômes de notre société malade. Ici personne ne donne sa nationalité, en donne une fausse pour qu'un visa pour l'expulsion ne puisse pas être délivré. Mais certains le sont quand même. Politique de Valls.

 Jeff est sorti libre du tribunal. Mais Il retourne à Vincennes. Pour récupérer ses affaires, apporter du tabac à ceux qui restent. Et qui lui font la fête. Puis il retourne au centre d'hébergement, place qu'il avait obtenue lors d'une précédente évacuation. Mais de place, il n'en a plus puisqu'il a raté des nuits. Malgré les papiers qui prouvent que ce n'est pas de sa faute. Tout est bon pour expulser. Alors Jeff retourne place de la République. Une histoire sans fin.

Il retourne place de la République avec ceux qui campent là pour un hébergement et l'espoir, un jour d'avoir des papiers. Pour pouvoir vivre comme ceux et celles qui fêtent Noël en ce moment. Malgré les difficultés pour payer le loyer, le toubib et tout le reste. Ou plutôt comme ceux et celles qui font attention en ce moment parce que musulmanEs ou supposéEs l'être. Certains savent ce qui s'est passé à Ajaccio, les fruits pourris de la politique raciste du gouvernement. Ajaccio où il y a d'abord eu des manifs anti-migrants. Puis des attaques contre les Arabes, contre les Musulmans. Le racisme en poupée gigogne.

Ce lundi, sur la place de la République, l'ambiance est à la fête. Malgré tout. Parce que des hommes et des femmes, Afghans, Soudanais,  Nigériens, Pakistanais, Tunisiens, quelques Français, sous les yeux des passantEs, sont restés debout, ensemble et ont repoussé les forces d'un pouvoir aux ordres absurdes. Ils ont cessé d'être des double absents, absents de la société quittée - parce qu'ils l'ont quittée - et absents de celle dans laquelle ils et elles veulent "rentrer" comme ils l'ont écrit dans un communiqué parce que celle-ci veut juste les effacer, les faire disparaître. La fierté d'aujourd'hui fera partie des histoires qu'ils raconteront à ceux et celles restéEs au pays, qui les fera y exister. A nouveau. Et, face aux flics, ils ont imposé, ici, leur existence, politique, au sens le plus fort du terme.

Cette existence que l'état d'urgence veut nous interdire à tous et toutes. Les migrants sont une promesse.

Denis Godard - 29 décembre 2015

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