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Billet de blog 5 juillet 2022

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La photo de la femme tondue : violences genrées et témoignages

Les tontes durant la Seconde Guerre mondiale ont concerné au bas mot 20 000 personnes. Elles ont été commises par des communautés françaises, pour lesquelles le corps des femmes a servi d’exutoire et d’objet de réappropriation. Dans ces cas de violences genrées en temps de crise, les témoignages et identités des victimes sont rarissimes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’ai trouvé dans les affaires de mon grand-père maternel une photo qui depuis m’obsède : une femme blanche, en culotte et chaussures, dans la rue, le crâne rasé, une croix gammée peinte sur les seins et une autre sur le ventre. Elle a probablement été prise par le père ou l’oncle de mon grand-père, dans leur village du Gers, pendant ou après la Seconde Guerre mondiale.

Cette découverte fait s’entremêler pour moi des questions de violence bien sûr, mais aussi d'Histoire, d’histoires, de devoir de mémoire, de témoignage et de collecte. Cela fait également écho au sujet, sur lequel j’ai déjà écrit, des femmes arméniennes qui ont été enlevées, prostituées contre leur gré et tatouées de force sur le visage ou les mains, parallèlement au génocide arménien, notamment en Turquie et en Syrie [1].

               Archives, mémoire et violences genrées

Que faire de ces images ? Comment honorer la mémoire des victimes et mettre les populations oppressives et violentes face à leurs actes avec ces clichés ? Je pars de cette photographie, mais cela s’applique à tellement de cas de violences, ne serait-ce que les colonisations de populations racisées par les populations blanches. Comment ne pas traumatiser davantage les personnes concernées, comme les personnes afrodescendantes ou descendantes des rescapé·e·s du génocide arménien par exemple ? Et comment se protéger soi-même de la violence de ces images ? Maya Mihindou a aussi évoqué, lors de discussions, l’ « amnésie coloniale de Google » par rapport à l’absence de documentation sur le sujet dans Google Images, et se questionne sur la façon de s'approprier ces images lorsqu'elles sont accessibles en ligne.

Ces cas soulèvent aussi la question du sort des femmes (et minorités de genre) en temps de troubles (violences genrées, violences sexuelles, violences punitives) et de comment cela est documenté. La volonté des hommes cisgenres et donc de la société y est toujours la même : marquer les corps pour attenter à l'identité des femmes, voler leur intimité et se réapproprier leur corps. « Cette violence sexuée apparaît en fait caractéristique d’une conception patriarcale, réactionnaire et fasciste » a écrit Frédéric Baillette. 

Des études de genre visant spécifiquement les guerres et leur approche genrée se développent, mais en occultant certains aspects : par exemple, même si des travaux sur les Arméniennes mentionnent les violences sexuelles, ils ne se penchent pas spécifiquement sur celles qui ont été prostituées et marquées comme des propriétés.
Je ne suis pas surpris·e que l'on ne parle pas de ces femmes, surtout dans le contexte d’un génocide que la France a mis 85 ans à reconnaître officiellement et où les autorités françaises ont refusé d'intervenir à l’époque pour sortir ces femmes de leur condition. Et de manière générale, on parle peu des femmes, de ce qu’elles subissent en temps de guerre, des violences sexuelles ou d'exploitation sexuelle.
Et j'ai beau avoir rassemblé toute la documentation possible (sans m'être encore déplacé·e aux archives de la League of Nation à Genève ou au musée du Génocide arménien à Erevan), le constat est dépitant : très peu de photos, donc de visages de victimes, encore moins de noms ou de témoignages directs. Les rescapées sont maintenant décédées et ne parlaient de toute façon pas de leur vécu.
C’est aussi un sujet que soulève la question du déboulonnage des statues d’hommes blancs ayant pris part au commerce triangulaire : ces œuvres participent à la diffusion des visages, des noms et de l'histoire des oppresseurs, pas des victimes.
J'ai également contacté des organismes qui détiennent les collections de portraits d'Arméniennes tatouées, pour savoir s'il était possible d'obtenir de meilleurs fichiers et de les publier. L'un, qui est par ailleurs un musée, m'a répondu que l'autorisation de reproduction pour chaque cliché s'élève à plusieurs centaines d'euros. En pièces jointes du mail de réponse se trouvaient des photographies, d'Arméniennes tatouées ou décapitées, sans prévenir. Ce n'était pas en lien avec ma requête et je n'étais pas prêt·e à les voir. Et pour chaque image, aucun nom : ni victime, ni photographe. J’ai découvert plus tard que ces images appartiennent en fait à d’autres collections, et que le musée n’a légalement pas de droits sur leurs conditions d’exploitation. On exploite donc des images de femmes exploitées de leur vivant, sans cadre légal.

Et toujours, toujours, ce sont les noms et les visages des hommes qui mènent les guerres que l'on retient, que l’on expose et apprend. Les femmes et minorités de genre restent des chiffres, des bouts de témoignages furtifs, des portraits anonymisés.
Mais pour la photo de la femme tondue de mes archives, j’ai eu envie de lui rendre hommage.

               Les victimes de la tonte

Pour revenir aux femmes tondues, de 1943 à 1946, elles ont servi de catalyseur de colère dans une société patriarcale en guerre, puis en recherche de réparation post-guerre.
Je mentionne la tonte, mais pour certaines victimes, elle a pu s'accompagner d’humiliations publiques, de tortures, de violences sexuelles, de viols, de fessées publiques, de la tonte du pubis, de mise à mort, d’interrogatoires sur leur vie sexuelle et d’emprisonnements ; pour avoir (parfois prétendument) collaboré, eu des relations professionnelles, amicales, amoureuses ou sexuelles avec des nazis ou des collaborateurs, ou avoir exercé en tant que travailleuse du sexe.
Parfois, elles ont juste été victimes de délations dans le cadre de querelles de voisinage ou de jalousie, par des voisin·e·s qui estimaient qu’elles avaient plus de ressources dans un moment difficile, ou par un mari qui ne supportait pas d’être quitté. Comme la délation des sorcières en somme [2]

Il s’agit de châtiments sexués, sur les corps des femmes, qui ont servi d’enjeux de réappropriation pour la communauté : « On retrouve dans l’ensemble de ces discours la condamnation d’une sexualité autonome et le nécessaire rétablissement du contrôle du corps des femmes » [3]. Ainsi, la communauté les dégradait, les désexualisait et se les réappropriait.
Quelques rares hommes ont été tondus, mais avec une dimension toute autre : ils n’ont pas subi de punitions ou de tortures en rapport avec la sexualité ou les parties sexuées de leur corps. Ils n’étaient, par exemple, pas mis nus sur la place publique. 

Il n’y a pas de profil type de femmes qui ont subi la tonte : toutes les classes d’âges sont représentées, mariées ou célibataires, avec ou sans métier, travailleuses du sexe ou non. Fabrice Virgili note certaines tendances avec certains profils (particulièrement les femmes jeunes), mais dans l’ensemble, toutes les femmes pouvaient subir ce type de violences [4].
Les deux facettes identitaires qui ne sont pas évoquées dans ces travaux et qui auraient pu être intéressantes à explorer sont l’orientation sexuelle et la classe.
Y avait-il moins de femmes tondues dans les classes sociales privilégiées et bourgeoises ?
Est-ce que la tonte a pu être utilisée comme outil lesbophobe (comme dans le cas des procès de sorcières) ? J’ai tendance à imaginer que oui, car la tonte a été largement utilisée comme punition d’aspects des sexualités jugés déviants : l’adultère, les rapports hors-mariage, les rapports avec l’ennemi (les Allemands), le travail du sexe, donc pourquoi pas les rapports hors de l’hétérosexualité ?

Un autre type de marquage est mentionné dans un ouvrage de Mélinée Manouchian, qu’elle relate dans une scène qu’elle a vécu à Paris [5] : « Près du métro Danube, une foule suivait une femme entière nue. Elle avait le crâne rasé et, sur les seins, deux croix gammées tatouées à l’encre de Chine. Je tremblais à l’idée que cette femme ne pourrait peut-être plus se dévêtir devant un homme sans exhiber la honte sur le corps. Sur le dos, elle avait tatoué également un portrait d’Hitler. La foule, déchaînée, lui jetait des pierres, la bousculait, l’insultait. » [6].
Les termes employés (« ne pourrait peut-être plus se dévêtir devant un homme sans exhiber la honte ») et l’encre de Chine laissent penser qu’il s’agit de tatouages, donc d’un marquage indélébile, et faits contre son plein gré. C’est la seule mention que j’ai trouvé de ce marquage spécifiquement, et il fait d’ailleurs échos au sort des Arméniennes mentionnées plus haut.
Divers articles en ligne parlent de « croix gammées tatouées » ou « croix tatouées au goudron », mais semblent utiliser ce terme comme synonyme de marquage corporel de façon large, sans nécessairement y mettre le sens de quelque chose de définitif.

Des écrits mentionnent des croix gammées scarifiées sur le front [7], comme dans le cas de Simone Touseau (dont on reparlera par la suite), dont le front aurait donc été marqué au fer rouge deux fois [8]. Aucune source n’est mentionnée dans ces articles et comme le dit Fabrice Virgili, il y a beaucoup de croyances qui se sont construites autour de ce phénomène, sans qu’il n’existe de faits prouvant leur véracité. Simone Touseau a refait sa vie sans que son passé ne soit connu, ce qui pourrait suggérer qu’elle n’avait pas de marque visible sur le front. Peut-être que là encore, il s’agit d’abus de langage ou d’exagération de la punition à des fins dissuasives ?
Le journal clandestin Défense de la France appelait même à marquer la croix gammée au fer rouge : « Vous serez tondues, femelles dites françaises qui donnez votre corps à l'Allemand, tondues avec un écriteau dans le dos : « vendues à l'ennemi ». Tondues vous aussi, petites sans honneur qui minaudez avec les occupants, tondues et cravachées. Et sur vos fronts, à tondues, au fer rouge, on imprimera une croix gammée. » [9] Dominique François cite également cette pratique, mais sans donner de sources [10]. Je n’ai finalement pas trouvé de preuves que de tels marquages ont pu être commis.

Des travaux existent déjà sur ces violences, qui explorent en détail le contexte politique, le pourquoi et le comment. Mais ils ne sont pas forcément centrés sur ces femmes.
La question qui m’intéresse le plus ici, c’est qu’en est-il de la mémoire et la parole de ces victimes ?
Comme pour les Arméniennes, je lis des travaux sur le contexte, je vois des photographies anonymes mais je ne vois pas de noms, pas d’identités, pas de témoignages, pas d’études sur l’après.

Comme pour les Arméniennes, les violences sexuées en temps de guerre sont tues dans la mémoire collective : « A priori, les tontes n’existent pas dans les archives. Non seulement elles n’apparaissent dans aucun inventaire, mais bien souvent leur absence est un présupposé tenace chez les historiens et les archivistes. » [11]

Comme pour les Arméniennes, j’ai envie de leur rendre hommage.

On continue à commémorer collectivement les noms des résistants qui ont participé à la Libération. Mais pas ceux des femmes que certains résistants ont tondues, voire torturées et tuées.

               La photographiée anonyme

Qui est la victime du tirage que j’ai en ma possession ? J’ai son image, figée dans un moment de violence et d’humiliation publique, mais pas son identité.
Je ressasse en boucle cette question, avec d’autres. Que ressentait-elle lorsque le·a photographe a appuyé sur le déclencheur ? Que ressentait la personne qui a pris le cliché ? Se connaissaient-iels ? Pourquoi a t’iel décidé de prendre ce portrait ? Par humiliation ? Par documentation ? Pourquoi a-t’elle été condamnée ? A-t’elle été violée ? Tuée ? Frappée ? Insultée ?

Est-ce que la croix gammée sur le ventre, en plus de celle des seins (qui fait déjà sens, parce que sur une partie considérée comme sexuée) avait une signification particulière ? Est-elle enceinte ou avait-elle eu un enfant avec un Allemand et/ou hors mariage ? S’agit-il de marquage au feutre, au goudron, ou d’un tatouage ? J’ai en tout cas l’impression que la croix sur le ventre peut signifier quelque chose de particulier, celle sur ses seins étant déjà d’une taille conséquente et se suffisant à elle-même.

D’après mon grand-père, cette image a été prise à Valence d’Agen dans le Tarn-et-Garonne.
Le rapport de la libération de Valence d'Agen, sur le site de la résistance du Tarn-et-Garonne, ne mentionne pas de punitions de femmes durant l’épuration [12]. En revanche, l'auteur Claude Alibert parle de femmes tondues dans cette ville : « Je me souviens parfaitement des femmes tondues de mon village que certains avaient aspergé de sauce tomate et que l'on faisait parader aux côtés des maquisards. » [13]
Dans cette zone géographique, Fabrice Virgili - qui a réalisé un fabuleux travail sur le recensement géographique de ces violences - a également trouvé des traces de femmes tondues à Agen [14] et Moissac [15]. Des tontes ont aussi eu lieu à Toulouse et Montauban [16].

Sur Google Image, les photographies de femmes tondues nues sont rares. Elles sont presque toujours habillées. Est-ce que ces clichés sont particulièrement rares, ou est-ce qu’il s’agit d’un autre cas d’ « amnésie » de Google ?

               Témoignages et identités des victimes

De ces victimes, probablement presque toutes décédées aujourd’hui, il nous reste donc surtout les visages sur les photographies. Leurs histoires sont résumées à des anecdotes (voire des idées reçues) sur les tondues et des photographies floues.
Mais qu’en est-il des noms ? De leurs témoignages ?
Comment ont-elles vécu ces violences ? Qu’ont-elles ressenti ? Quelles ont été les conséquences sur leur vie ?

Un seul témoignage direct est mentionné dans les recherches de Fabrice Virgili, sous la forme d’une lettre d’une femme tondue à une amie, mais de façon anonyme : « [...] enfin sachez que je vais très bien ainsi que ma famille et ma fille - malgré tout les ennuis que j'ai pu avoir, hélas mais enfin tout cela c'est du passé, heureusement car je crois que je ne pourrai plus suporté cela. Enfin chère Jeanne ont m'a coupé les cheveux mais ils sont bien repoussé, et bien plus beau ; la fiancée a Alphonse vous vous rappelez Paulette couturière qui habite avec sa mère chez les allem, elle a eut les cheveux coupé et trois mois de prison, et combien d'autres encore hélas, enfin tout passe mais nous avons bien souffert [sic]. » [17]
Elle mentionne la souffrance, mais n’utilise pas le vocabulaire de la violence. 

Un témoignage direct mais gardé volontairement anonyme est à lire en ligne sur le site du Journal du Trait. Cela s'est passé au Trait en Seine-Maritime, en 1944. Madame D., 26 ans, a eu une liaison avec un officier allemand pendant quatre ans.
« Sans doute dénoncées, peut-être par le cultivateur qui nous hébergeait, les FFI du Trait viennent nous arrêter. Nous rentrons au pays à pied, bien escortées. Ils nous enferment dans la salle de culture physique. Un instant, seule dans les toilettes, je pense à m'évader, puis non… Le samedi, les FFI nous coupent les cheveux. Ils ont cherché en vain un coiffeur, tous refusent. C'est Michel Harang, jeune apprenti chez Linant, réquisitionné, qui le fait. Il tremblait, le pauvre gamin. Je pleure, je pleure... Une fille me dit : arrête de chialer ! Je vois une femme comptable de la savonnerie qui ramasse mes cheveux : des tresses brunes longues de cinquante centimètres. Des FFI me reconduisent chez moi au Vieux-Trait sous les insultes. Les autres filles habitent la Neuville, les pauvres, elles traversent tout le Trait ! En route, je me souviens d'une commerçante qui m'injurie, je pense que sa conduite mérite plutôt qu'elle se taise, en plus, elle a fait de bonnes affaires avec les Allemands. » [18]
Elle a par la suite déménagé et a porté des perruques, le temps que ses cheveux repoussent.
« En 1984, je reviens au Trait avec un peu d'appréhension, mais c'est mon pays. Un adjoint du maire me dit : merci pour les services que vous avez rendus pendant l'Occupation. Je pense, il commence à être temps. »
Elle ne mentionne pas ce qu’elle a ressenti et le vocabulaire lié à la violence n’est pas non plus présent. Elle dit tout de même que c’est quelque chose à taire : « il fallait oublier tout ça » et que cela a été humiliant : « les cheveux repoussent, mais pas son honneur, lui, ne repousse jamais ». 

Le nom de Simone Touseau a été rendu célèbre car elle est le sujet d’une photographie de Robert Capa, La tondue de Chartres, où elle tient son bébé dans les bras, le crâne rasé. Il n’y a pas de témoignage direct de sa part mais une enquête a été réalisée après sa mort [19]

L’histoire de Esther Albuy est également connue à cause de l’histoire dramatique qui a suivi sa tonte (voir plus loin). 

A également existé Marcelle Polge, à laquelle rend hommage le média féministe Raconte-moi l'Histoire [20]. Elle a été tondue et fusillée pour s’être liée d’amitié avec un Allemand et avoir eu plus de privilèges matériels que d’autres. Son cadavre a été violé avec un manche à balai. 

L'autrice Suzanne Lardreau retrace son histoire et celle de sa mère, du nom de Moralès, tondue à Montauban puis emprisonnée pour trafic de cartes alimentaires et relations avec un Allemand [21]. Elle est tombée enceinte, probablement à la suite d’une relation avec un Allemand, à 16 ans, durant l’occupation. Suzanne a grandi en orphelinat, sa mère n’ayant jamais pu récupérer la garde.
Le documentaire Tondues en 1944 [22] justement présente le témoignage de Suzanne Lardreau, mais aussi d’autres témoins (Madelaine Wolf, Marie-Josée Panier et Mylène Lannegrand). 

L’auteur Dominique François a également retranscrit les témoignages de Marie, Jeanne, Marie-Thérèse, Madeleine, Louise et Madeleine dans son ouvrage Femmes tondues : la diabolisation de la femme en 1944 [23].
Marie, une infirmière de 20 ans dans la Manche, a été tondue publiquement après être devenue amie avec un Allemand sur son lieu de travail. Jeanne, une jeune couturière travaillant à Saint-Malo, a été tondue, mise en sous-vêtements et agressée sexuellement pour avoir fait un enfant avec un Allemand. Marie-Thérèse tenait une boulangerie avec son mari à Saint-Sauveur-Le-Vicomte et a été tondue pour avoir refusé de donner des denrées à des Français qui n’avaient pas de tickets de rationnement. Madeleine et Louise, adolescentes, ont été tondues et frappées pour avoir eu des relations avec des Allemands qui occupaient leur ferme vers Cherbourg. Une autre Madeleine a été tondue publiquement à Namur pour avoir eu un enfant avec un Allemand. Le public lui a jeté des pierres et elle a été incarcérée.

On trouve également quelques lignes de témoignage de Renée, sur L'Express, tondue en 1944 à Fouras en Charente-Maritime, pour avoir eu une relation à 16 ans avec un Allemand, qui a débouchée sur une grossesse : « Malgré la maladie d'Alzheimer qui la ronge, Renée n'a jamais oublié. Ni l'estrade où on l'a exhibée comme un animal de foire, ce jour de printemps 1944. Ni le voisin, venu, avec trois comparses, la tirer de l'hôtel où elle travaillait. » [24]

Sur une estimation de 20 000 femmes tondues, seulement une quinzaine de noms ressortent dans la bibliographie traitant de ce phénomène. Une quinzaine.

En parallèle, pour la même période historique, le ministère des Armées a mis en ligne une base de données avec 111 858 noms de personnes décédées en déportation ; et une autre avec 600 000 noms de personnes ayant servies dans la Résistance. La comparaison est complètement risible. Cela montre à quel point ce phénomène est considéré comme anecdotique et comme il est difficile de prendre ses responsabilités pour des crimes qui ont été encouragés officiellement. D’ailleurs j’ai ri jaune devant le nom du portail de ces bases de données : Mémoire des Hommes. Qu'en attendre de plus ?

On peut d’ailleurs se demander à quel point 20 000 peut être un chiffre sous estimant la réalité, surtout lorsque l’on regarde par exemple, le nombre d’enfants nés d’une femme française et d’un homme allemand durant la guerre : iels sont estimé·e·s à 200 000 [25].

Et même lorsque ces violences font l’objet de démarches individuelles de reconnaissance et de mémoire, elles sont mal accueillies, comme lorsque Pierrette Têtu a déposé des fleurs commémoratives pour les femmes tondues en 2010 à Sainte-Croix-Volvestre, en Ariège : « Le geste et les paroles de cette féministe ont provoqué la colère parmi les anciens combattants. » [26]

               L’après

Je n’ai pas non plus trouvé d’études spécifiques sur les conséquences de ces violences. Mais en même temps, on parle de femmes qu’on a mises nues et fessées en public, en traitant cela de façon anecdotique, donc pourquoi étudier l’après ?

Concernant les conséquences et les traumatismes consécutifs à ces violences, Fabrice Virgili mentionne tout de même des déménagements pour repartir à zéro dans une nouvelle communauté, l’utilisation d’accessoires sur la tête pour cacher la tonte (perruques, foulards), des démarches judiciaires (porter plaintes contre ces traitements déjà considérés parfois à l’époque comme injustes) ou des hospitalisations. Il n’a trouvé trace que d’un suicide, à Marseille, annoncé dans le journal La Marseillaise le 4 septembre 1944. Dominique François quant à lui a écrit : « Il a été rapporté qu’un certain nombre de femmes tondues se suicidèrent dans les semaines qui suivirent le châtiment. » mais ne cite aucune source [27].
Parmi les femmes dont il relaye les témoignages, Marie a changé de travail et déménagé, Jeanne a déménagé et portait un foulard le temps que ses cheveux repoussent, Marie-Thérèse n’a pas repris sa boulangerie, et Madeleine, bannie par sa famille, a rejoint le père de sa fille en Allemagne.

Esther Albouy est particulièrement connue pour les conséquences de sa tonte et a même été surnommée la « recluse de Saint-Flour » [28]. Après sa tonte en 1944 à la libération de la sous-préfecture du Cantal, par honte, son père l’a forcée à être recluse et la sortait seulement la nuit, attachée. Cela a duré sept ans, puis elle n’est plus jamais sortie. Elle est restée recluse même après le décès de ses parents et a vécu avec ses frères. Iels ont été sorti·e·s de chez elleux de force en octobre 1983 par le GIGN, sous le coup d'un avis d'expulsion. Esther et un de ses frères ont été découvert·e·s très sales, dans une maison insalubre, le frère aîné mort depuis quelques années dans une pièce. Iels ont été interné·e·s et Esther est probablement décédée aujourd’hui. Elle aura passé presque 39 ans recluse, pour enchainer sur un internement. Une vie gâchée.

L’après de Simone Touseau n’a pas été très heureux non plus : elle a dû déménager, refaire sa vie ailleurs, et lorsque son passé a été redécouvert dans sa nouvelle communauté, son mariage s’est arrêté et elle est morte alcoolique et dépressive à une quarantaine d’années.

Je pense, sans trop m’avancer, qu’on peut imaginer que des conséquences psychologiques négatives, voire désastreuses, ont atteint chacune de ces victimes.

               Conclusion

Rédiger cet article a été difficile. Parce que les faits, d’une part, sont bien au-delà de mon expérience personnelle, et parce qu'ils montrent que notre société n’apprend pas de nos erreurs. Je crois très fort à cette idée qu’en reconnaissant nos erreurs et en les décortiquant, nous sommes capables d’améliorations et de faire mieux. Mais pour cela, il faut au préalable les reconnaître.

Les tontes ont concerné au bas mot 20 000 personnes. 20 000 personnes qui ont été, sur simple base de leur genre, humiliées, marquées, voir mutilées, battues, violées ou tuées ; parce que les communautés françaises avaient une revanche à prendre pendant et après la guerre, et que, dans une société patriarcale et misogyne, c’est le corps des femmes qui sert d’exutoire et d’objet de réappropriation.
C’était à l’époque tellement anecdotique, qu’il n’y avait pas d’inventaire de ces pratiques, contrairement aux exécutions un tant soit peu officielles par exemple. Et c’est encore aujourd’hui un sujet anecdotique, sans reconnaissance de l’État : on commémore la mémoire et le nom des déporté·e·s, des résistant·e·s, mais pas des victimes de la population lambda et des héros de guerre.
Les témoignages de ces victimes sont rarissimes, tellement l’humiliation de violences genrées fait taire, et surtout quand elle est commise par la communauté et non l’ennemi.

Les sorcières au sortir du Moyen-Âge [29], le système obstétrical extrêmement violent dans lequel on fait accoucher les femmes qui s’est mis en place en même temps, les tondues durant la Seconde Guerre mondiale, le début de reconnaissance de l’ampleur des féminicides [30] … Nous n’avançons pas d’un point de vue global et sociétal, nous continuons à nous embourber dans une société qui ferme les yeux sur son organisation patriarcale et où le corps des femmes est utilisé comme un vulgaire outil à chaque évolution de la société.
La seule chose qui me semble changer, c’est notre capacité à plus en parler et rendre ces violences visibles aujourd’hui.
Mais ce sont encore bien souvent les victimes qui font les efforts. 

Un merci à Lucie Babayan, qui m'a aidé·e dans ces recherches.

               Pour aller plus loin

Organisations pileuses et positions politiques : À propos de démêlés idéologico-capillaires, de Frédéric Baillette, dans Quasimodo n° 7 Modifications corporelles, 2003.
Femmes tondues : la diabolisation de la femme en 1944, de Dominique François, 2006.
La tondue 1944-1947, de Philippe Frétigné & Gérard Leray, 2018.
Femmes tondues, le portrait de Marcelle Polge, de Marine Gasc, dans Raconte-moi l'Histoire, 2016.
Orgueilleuse, de Suzanne Lardreau, 2005.
L’épuration en Tarn-et-Garonne (1943-1945) : presse et mémoire collective, de Catherine Laubies, mémoire de maîtrise d’histoire de l’université Toulouse II, 1991.
La répression des femmes ayant collaboré sous l’Occupation, de Françoise Leclerc & Michèle Weindling, dans Clio. Femmes, Genre, Histoire, 1995, disponible sur journals.openedition.com. 
Fille de rien, de Sylvain Ricard & Arnü West, 2007.
Les Françaises, les Français et l'Épuration, de François Rouquet & Fabrice Virgili, 2018.
Les “Tondues” » à la Libération : le corps des femmes, enjeu d’une réappropriation, de Fabrice Virgili, dans Clio. Femmes, Genre, Histoire, 1995, disponible sur journals.openedition.com. 
La France “virile”, des femmes tondues à la libération, de Fabrice Virgili, 2019.
Les tontes de la Libération en France, de Fabrice Virgili, dans Cahier de l’IHTP n°31 : identités féminines et violences politiques (1936-1946), sur Institut d’histoire du temps présent.
La Tondue de Chartres, documentaire de Patrick Cabouat (Fr, 2017, 55 min).
Tondue en 1944, documentaire de Jean Pierre Carlon (Fr, 2007, 52 min).

/

[1] Marquage et prostituée forcée d’Arméniennes au début du XXème siècle, dans Polysème 5 Origines & Identités, 2021.
[2] Une guerre mondiale contre les femmes, des chasses aux sorcières au féminicide, de Silvia Federici, 2021.
[3] La France “virile”, des femmes tondues à la libération, de Fabrice Virgili, 2019.
[4] Ibid.
[5] Encore une victime indirecte du génocide arménien.
[6] Manouchians, de Mélinée Manouchian, 1974.
[7] Tatouage et punition, le marquage social du tatouage punitif, de Alan Fox, dans Tattoo tatouages, 2010.
Les tondues, de Johanna Luyssen, dans Libération, 2016.
[8] La véritable histoire de la tondue de Chartres, de Guillame de Moran, dans Paris Match, 2014.
“La Tondue de Chartres”, immortalisée par Robert Capa : l’histoire de Simone Touseau, 23 ans, de Gilles Heuré, dans Télérama, 2020.
[9] Défense de la France, 15/02/1942.
[10] Femmes tondues : la diabolisation de la femme en 1944, de Dominique François, 2006.
[11]  La France “virile”, des femmes tondues à la libération, de Fabrice Virgili, 2019.
[12] Rapport et photos sur la libération de la commune de Valence d’Agen, de Antonin Ver, dans La résistance en Tarn et Garonne, 2016.
[13] Valence-d'Agen. Un roman sombre sur les années de guerre, de Max Lagarrigue, dans La Dépêche, 2007.
[14] Roger Fichtenberg, alias Jaguar, clandestin sous l’uniforme du scoutisme, dans l'Humanité, 2014.
Agen. Août 1944 : journées de liesse, journées d'ivresse, de Jean-Pierre Koscielniak, dans La Dépêche, 2014.
“75 ans après, c'est bon de respirer à pleins poumons la liberté !”, dans Le Petit Bleu d'Agen, 2019.
[15] Commémorations du 8 mai 45 : ils racontent leurs souvenirs de libération à Toulouse et Moissac, de Karen Cassuto, dans France Info, 2021.
[16] Montauban. « On a tondu ma mère à la Libération », de Sabine Bernède, dans La Dépêche, 2010.
[17] La France “virile”, des femmes tondues à la libération, de Fabrice Virgili, 2019.
[18] La tondue, de Paul Bonmartel, sur Journal du Trait (jumieges.free.fr).
[19] La tondue 1944-1947, de Philippe Frétigné & Gérard Leray, 2018.
[20] Femmes tondues, le portrait de Marcelle Polge, de Marine Gasc, dans Raconte-moi l'Histoire, 2016.
[21] Orgueilleuse, de Suzanne Lardreau, 2005.
Montauban. « On a tondu ma mère à la Libération », de Sabine Bernède, dans La Dépêche, 2010.
[22] Tondue en 1944, documentaire de Jean Pierre Carlon (Fr, 2007, 52 min).
[23] Femmes tondues : la diabolisation de la femme en 1944, de Dominique François, 2006.
[24] Pour l'amour d'un « boche », de Delphine Saubaber, dans L'Express, 2004.
[25] Enfants maudits, de Jean-Paul Picaper & Ludwig Norz, 2004.
[26] Ibid.
[27] Femmes tondues : la diabolisation de la femme en 1944, de Dominique François, 2006.
[28] Tondue à la Libération, elle vivait recluse, dans La Montagne, 2009.
Les reclus de Saint-Flour, de Llibert Tarrago, dans Le Monde, 1983.
[29] Une guerre mondiale contre les femmes, des chasses aux sorcières au féminicide, de Silvia Federici, 2021.
[30] Voir l’article J'ai survécu à une tentative de féminicide & Représentation des féminicides en France, publié sur Mediapart.

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