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Billet de blog 6 avril 2024

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#balancetonphotographe : le soulagement et la colère

Le hashtag #balancetonphotographe a été lancé cette semaine. Dans la continuité de #metoo et de la libération massive de la parole au sujet de violences dans d’autres milieux professionnels, je suis soulagé·e d’enfin voir le milieu de la photographie s’emparer de cette question massivement. Mais je suis aussi en colère.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le hashtag #balancetonphotographe a été lancé cette semaine, à la suite d’un tweet de la photographe Emma Birski. Dans la continuité de #metoo et de la libération massive de la parole au sujet de violences dans d’autres milieux professionnels, je suis soulagé·e d’enfin voir le milieu de la photographie s’emparer de cette question massivement. Mais je suis aussi en colère et je vais vous expliquer pourquoi en partant de mon parcours.

Je photographie des femmes et/ou personnes queer depuis maintenant dix-sept ans, qu’il s’agisse de portraits ou de nus. J’ai photographié des personnes, modèles professionnel·le·s ou non, partout en France. Cela signifie beaucoup de rencontres et d’échanges. Je parle ainsi de mon expérience, mais les nombreux témoignages que j’ai entendu au fil des années me confortent dans l’idée que les violences dans ce milieu sont répandues.

Au cours de ces échanges, ce qui revenait très souvent, ce sont les noms : « attention, tel photographe je ne le sens pas », « tel photographe m’a envoyé une dickpick », « tel photographe a touché mes seins pendant une séance », etc. Depuis que je suis dans ce milieu, depuis que j’ai 18 ans donc, on se passe les noms des agresseurs. Et je dis agresseurs, car à l’exception de comportements grossophobes, les comportements problématiques (et donc les violences sexuelles) qui m’ont été rapportés dans ce milieu, ont été commis uniquement par des hommes. Et ces violences sont terriblement banales, à l’échelle des violences dans toutes les sphères de notre société.

Au début de la vingtaine, j’ai vécu ou été témoin de plusieurs évènements qui m’ont placé·e dans une phase beaucoup plus active face à ces violences.

J’ai survécu à une tentative de féminicide de la part d’un photographe, qui a par la suite fait subir des violences psychologiques et des viols à plusieurs femmes du milieu de la photographie (j’ai publié cet article détaillant cela). J’ai mis des années à comprendre ce que j’avais vécu, mais entres temps, j’ai récolté des témoignages d’autres de ses victimes, ce qui m’a mis·e très en colère. Je me suis aussi senti·e coupable, pour les « autres », celles « après moi ».

Au milieu de plein d’autres, j’ai aussi récupéré deux témoignages particulièrement violents contre deux autres photographes : l’un a violé une modèle par sodomie lors d’une séance photo où elle avait les yeux bandés, l’autre a violé une modèle après lui avoir fait prendre du GHB en soirée.

J’ai également appris que certains photographes dans le milieu de la mode et de la haute couture violaient des modèles fraichement recrutées dans des agences de mannequinat en leur faisant subir du chantage : « tu couches avec moi sinon je dis à l’agence que tu n’es pas professionnelle et tu ne trouveras plus de travail ».

Un point commun entre toutes ces agressions à l’époque (outre les traumatismes et le genre de l’agresseur) est le fait que cela restait hors statistiques. La plupart des victimes ne portaient pas plainte et le peu qui l’ont fait ont vécu des expériences traumatisantes. En effet les policier·e·s refusaient de prendre les plaintes et les culpabilisaient à base de discours imprégnés de culture du viol : « c’est normal aussi, vous étiez à poil chez lui ». Comme si être modèle et poser nu·e était un facteur atténuant, alors que cet état de vulnérabilité est un facteur aggravant.

J’ai alors été plus frontal·e dans mon approche : j’avais donné le nom de mon agresseur en public, j’étais plus actif·ve dans la diffusion des noms, je parlais régulièrement de ces violences sur internet, j’ai publié un article sur le sujet sur mon blog et j’ai participé à l’élaboration d’une liste de noms associés à des mots clés (viol, agression sexuelle, harcèlement sexuel en ligne, etc). Cette liste prenait la forme d’un fichier partagé qui a d’abord commencé à grossir : environ une cinquantaine de noms rien qu’avec mon entourage professionnel proche. L’idée était qu’elle ne circule qu’entre femmes et/ou personnes queer. Très rapidement, des noms ont commencé à être effacés et nous sommes plusieurs à avoir reçu des menaces de plaintes pour diffamation.

A l’époque, alors en plein dans mes études en parallèle, l’intimidation a fonctionné, je ne me sentais pas la carrure de supporter des plaintes à mon encontre. Je suis resté·e très en colère et très frustré·e. Je ne voyais aucune action possible.

J’ai aussi été dégouté·e de voir certains de mes polaroids publiés dans un livre collectif sur la photographie instantanée aux côtés de ceux d’un violeur.

J’ai ensuite arrêté de prendre la parole lorsqu’un photographe relativement connu a porté plainte pour diffamation contre son ex, aussi du milieu, qu’il a violée pendant des années.

Ces dernières années, j’ai continué à écrire sur d’autres types de violences, dans d’autres contextes et j’ai arrêté de parler des photographes. J’ai aussi vu de nombreux·ses collègues régulièrement parler des violences dans le milieu de la photographie sur les réseaux, mais sans grande audience. J’ai aussi vu des femmes se faire rejeter de ce milieu en osant prendre la parole. J’ai eu une lueur d’espoir lorsque Flavie Flament a eu le courage de prendre la parole contre David Hamilton, mais finalement, aucun mouvement n’a suivi.

Ce hashtag aujourd’hui, c’est puissant, c’est un énorme soulagement de voir ce flot de témoignages. C’est aussi effrayant d’essayer d’imaginer le nombre de victimes et d’agresseurs. Mais voir ces derniers jours que des hommes ou des journalistes tombent des nues… ça me met en colère. Nous parlions déjà auparavant, mais n’étions pas écouté·e·s et les médias n’étaient pas intéressés. La parole existait avant avril 2024, le hashtag aussi d’ailleurs, mais de façon sporadique. J’en ai parlé pendant des années, en sous-marin auprès des collègues ou sur internet. J’ai vu des photographes femmes et/ou queer en parler pendant des années, à l’instar d’Emma Birski qui a lancé le mouvement.

Les violences sexuelles touchent des millions de personnes en France, et ce dans toute sphère sociale et professionnelles. Donc bien entendu le milieu de la photographie est concerné. L’article paru dans Konbini le 4 avril cite des photographes qui « “[…] ne prennent que des femmes dénudées en photo”, ceux qui touchent les modèles sans leur consentement “ en remettant un bijou ”ou un vêtement, ceux qui insistent lourdement pour booker une séance avec un·e modèle ou imposer du nu malgré des refus initiaux ou ceux qui conservent des images sans le consentement des modèles », mais ce n’est pas que ça.

Ces violences, c’est tout un continuum pouvant aller du harcèlement en ligne (« draguer » des modèles, leur envoyer des dickpics) au féminicide, en passant entre les deux par tout ce que vous pouvez imaginer : diffusion de photographies contre avis des modèles, agression verbale en ligne ou en séance, chantage, agression sexuelle, séquestration, viol, torture, pédocriminalité (les modèles ne sont pas forcément majeur·e·s), etc.
Je ne parle même pas du sexisme ordinaire qui est omniprésent et auquel j'ai toujours été confronté·e en étant photographe. Il sert de racines aux violences sexuelles, dans un milieu où traditionnellement les hommes sont les artistes/sachants et les femmes, les muses/objets.

Les agresseurs sont aussi bien des photographes professionnels, que des amateurs, de noms connus ou non, du milieu de la mode aux milieux alternatifs.

Tout le monde est susceptible d’être victime de ces violences dans ce milieu : modèles, photographes, make-up artistes, technicien·ne·s, conjoint·e du photographe, etc. Les modèles lingerie, nu·e et/ou travailleureuses du sexe sont particulièrement vulnérables. Les modèles à l’intersection de plusieurs discriminations (gros·ses, handi·e·s, racisé·e·s, transgenres, etc.) également.

Tout le monde risque la double peine : celle d’être victime et ensuite de ne pas être cru·e dans le milieu, par la police, ou même de subir une plainte pour diffamation.

Les agresseurs savent aussi très bien ce qu’ils font et cela se voit dans leur comportement : nombreux sont les agresseurs dont on sait qu’ils violent ou agressent les modèles pas/peu connu·e·s, tout en se comportant très bien avec celleux connu·e·s qui ont un public auprès de qui une image de « mec sympa et professionnel » va être diffusée.

Dans de nombreux cas, on sait ou on suspecte que les employeureuses, collaborateurices, collègues des agresseurs (dans le cas des photographes professionnels) savent, voire protègent, à l’instar de ce que l’on observe dans le milieu du cinéma.

 Et la suite ?

Comme pour chaque mouvement de parole, les victimes sont très courageuses et prennent le risque d’être poursuivies en diffamation, sans savoir si ces révélations, mêmes massives, permettront des changements concrets.

Et c’est de cela dont nous avons cruellement besoin dans ce milieu professionnel : des changements concrets.

Nous avons besoin que les agresseurs ne soient plus au contact d’humains dans le cadre de leur travail.
Nous avons besoin d’être en sécurité pour travailler.
Nous avons besoin que les victimes soient entendues et crues.
Nous avons besoin que les personnes non concernées aident à la diffusion et à la réception de cette parole.
Nous avons besoin que les plaintes soient prises au sérieux.
Nous avons besoin que la honte et la stigmatisation changent de camp.

Je souhaite aussi aux personnes qui peuvent être vulnérables à ces violences d’arriver à écouter leur instinct (si vous ne le sentez pas, n’y allez pas ou stoppez la séance à tout moment), de ne pas hésiter à discuter de leurs limites, de ne pas hésiter à demander à rencontrer le photographe avant la séance et de ne pas hésiter à demander des retours à d’autres modèles.

Je me pose aussi la question de comment prendre la parole et diffuser les témoignages de façon sereine, à la fois pour les victimes mais aussi pour les personnes qui relayent leurs paroles.
Que faire de tous ces noms ? Comment aider mes collègues plus efficacement qu'en sous-marin ?

Le compte Twitter @balancetonphotographe vient d’être créé mais ce n’est pas le premier essai de ce genre sur les réseaux. Des comptes similaires avaient en effet été créés il y a quelques années sur Instagram comme @PayeTonPhotographe et ont malheureusement été stoppés ou clôturés sous pression de photographes concernés par les témoignages.

Et à toutes les victimes : vous n’êtes pas seul·e·s, on vous croit.

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