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Billet de blog 4 avril 2022

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« Propagande » : lettre ouverte à Reporters sans Frontières

Il y a une semaine, j’ai découvert que l’association Reporters sans Frontières avait accueilli Zhanna Agalakova. J’ai envie de poser quelques questions à cette journaliste russe que je voyais à la télévision quand j’avais 10 ans. Ce que je reproche aux médias français : leur cœur bat pour les enfants de Marioupol mais leur cerveau rêve encore avec Dostoïevski que « la beauté sauvera le monde ».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je m'appelle Anna Koriagina. Je suis Ukrainienne, je vis à Paris. Avant de m’installer en France il y a 7 ans, j’étais l’attachée de presse de Molodist, festival international du cinéma de Kyiv, un des plus anciens d’Europe. Lors des événements et festivals que j’organise maintenant en France, je reste toujours sensible aux médias et au travail des journalistes.

En ce moment, c’est grâce à eux que le monde entier se rend compte de la catastrophe que traverse l’Ukraine. Moi-même, en accompagnant les journalistes français en tant que fixeuse depuis le 24 février, je suis de près le rapport des médias français avec cette guerre.

Il y a une semaine, j’ai découvert que l’association Reporters sans Frontières avait accueilli dans ses locaux la conférence de presse de la journaliste russe Zhanna Agalakova. Basée à Paris, elle travaillait depuis 1999 pour Channel One Russia, dont elle a démissionné le 3 mars 2022, alors que l’invasion russe en Ukraine durait depuis déjà 8 jours. 

Lors de sa conférence de presse, Zhanna Agalakova a expliqué la puissance de la propagande russe et la corruption des médias d’information russes dont elle a été pendant plus de 20 ans un des importants rouages. Elle en a évoqué les méthodes et a raconté s’être par exemple retrouvée dans l’obligation de « ne chercher que des nouvelles mauvaises sur les États-Unis » depuis le début de la guerre au Donbass en 2014. En l’écoutant, je constate qu’à aucun moment dans son discours Zhanna Agalakova n’évoque le moindre regret ou repentance quant à ses 23 ans de travail pour la principale chaîne de propagande russe que je considère, en tant qu’Ukrainienne, comme directement responsable du massacre qui se déroule en ce moment en Ukraine.

Je constate également que, toujours lors de cette conférence, Zhanna Agalakova, que je voyais à la télévision quand j’avais 10 ans, se soit mise à critiquer les sanctions imposées à la Russie ainsi que la volonté de mes compatriotes, d’une partie de la communauté internationale ainsi que de quelque Russes de mettre en pause la culture russe tant que l’armée russe n’arrête pas la destruction systématique du peuple Ukrainien et de notre culture.

Mais elle a ainsi évité de parler de sa responsabilité personnelle et professionnelle durant toutes ces années de collaboration avec la machine de propagande de l’État russe.

Voir plus: sur son compte Instagram, dans un post du 17 mars 2022, on voit Zhanna Agalakova couper le bracelet de Channel One Russia qu’elle a autour du poignet avec pour tout commentaire : « Maintenant c’est officiel. Ma demande de démission avait même déjà été envoyée le 3 mars. It’s over for me ». 

J’ai envie de poser quelques questions à Zhanna Agalakova :

“Que faisiez-vous pendant ces 23 ans de carrière à Channel One Russia pour être fière de démissionner le 3 mars, alors que l’invasion généralisée de mon pays dure depuis le 24 février 2022, et la guerre au Donbass depuis 8 ans ?

Rendez-vous compte de votre responsabilité en tant que journaliste et en tant qu’être humain vis-à-vis du génocide d’un peuple que vos confrères du monde entier sont en train de documenter depuis plus d’un mois, certains au péril de leur vie ? Comment pouvez-vous vous sentir légitime pour parler des sanctions imposées alors que vous avez vous-même contribué à la propagande russe en travaillant sur Channel One Russia ?”

Enfin, j’ai envie d’interpeller Reporters sans Frontières, ainsi que les médias français qui ont largement repris les propos de Zhanna Agalakova (Le Monde, Télérama et bien d’autres). Pourquoi choisir de mettre en avant cette histoire plus que d’autres ? Alors qu’elle n’a rien de vraiment courageux face au courage et à l’abnégation des milliers de journalistes et documentaristes ukrainiens qui vivent dans la terreur, qui meurent sous les balles russes, qui se font torturer par les occupants, pourquoi la parole de Zhanna Agalakova est-elle celle que vous avez le plus relayée et mise en avant en 5 semaines de la guerre ?

Il y a d’autres sujets qui mériteraient que vous en parliez avec autant de force: le reporter photographe ukrainien Maks Levine est porté disparu depuis le 13 mars (Maks Levine a été retrouvé mort le 2 avril près de Kyiv). En quoi son histoire a moins de force que celle d’une propagandiste qui, après 20 ans de bons et loyaux services envers la propagande poutinienne, coupe un bracelet en papier, envoie une lettre de démission et se permet en plus de critiquer les efforts des peuples amis de l’Ukraine pour se serrer la ceinture afin que les Russes, grâce aux sanctions, prennent conscience des crimes contre l’humanité perpétrés par leur président, leurs oligarques, leur armée, leurs journalistes ?

Autre sujet fort : la journaliste russe Oksana Baoulina est morte sous les bombes russes à Kyiv pour tenter de montrer à son peuple toutes les horreurs que la Première Chaîne où travaillait Zhanna Agalakova préparait dans les esprits depuis 20 ans. Pourquoi ce deux poids deux mesures entre des journalistes russes ?

Un ami m’a partagé une phrase entendue sur France Inter l’autre jour, prononcée par Nicolas Dupont-Aignan, candidat d’extrême droite à la présidentielle, à propos de l’Ukraine : « Nous les Français, nous avons un cœur, mais nous avons aussi un cerveau ». Autrement dit, il sent bien que le cœur des intellectuels français est avec l’Ukraine, mais que leur cerveau continue de fonctionner dans la réalité russe. Pierre Servent, expert spécialiste des questions militaires sur LCI, a repris l’idée: « L’émotion ne suffit pas, il faut aussi une intelligence ».

C’est ce que je reproche aux médias français : leur cœur bat pour les enfants de Marioupol mais leur cerveau rêve encore avec Dostoievsky que « la beauté sauvera le monde ». J’aimerais qu’ils comprennent que c'est l'Ukraine qui est en train de sauver le monde. 

Anna Koriagina

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.