Jeudi 12 mai 2022. La Russie vient de larguer 12 missiles sur ma ville natale de Krementchouk, dans la région de Poltava en Ukraine. Chez moi, à Paris, j’appelle mes parents pour savoir s’ils sont descendus dans l’abri. Ces jours-ci, je me prépare à aller à mon 10e Festival de Cannes.
J’ai découvert le plus grand festival du monde en 2013. C’était une des plus heureuses quinzaines de jours de ma vie. Depuis, ma vie professionnelle rime avec le mois de mai et la Croisette.
En 2014, je suis revenue au Festival de Cannes après avoir vécu la Révolution de la Dignité. Cet hiver-là, j’ai vu les gens mourir sur la place centrale de la capitale de mon pays. La Crimée venait d’être annexée. La guerre du Donbass venait d’éclater. Le film ukrainien THE TRIBE de Myroslav Slaboshpytskiy avait gagné 3 prix à la Semaine de la Critique. Le film MAÏDAN de Sergueï Loznitsa avait été montré hors compétition et est considéré depuis comme un des plus grands films sur l’événement qui a fait basculer l’histoire moderne de mon pays. La même année, après avoir terminé mon master à Kyiv, je me suis installée à Paris. Le 24 février 2022, la Russie a lancé l’invasion de mon pays, une guerre sans précédent qui se déroule au cœur de l’Europe depuis maintenant presque 3 mois.
Le 1e mars, le Festival de Cannes a décidé de “ne pas accueillir de délégations officielles venues de Russie ni d’accepter la présence de la moindre instance liée au gouvernement russe”. L’équipe organisatrice a salué “le courage de tous ceux qui, en Russie, ont pris des risques pour protester contre l’agression et l’invasion de l’Ukraine. Parmi eux, des artistes et des professionnels du cinéma qui n’ont jamais cessé de lutter contre le régime contemporain, qui ne peuvent être associés à ces actions insupportables, et ceux qui bombardent l’Ukraine”. Dans son interview à Franceinfo, le jour même, Thierry Frémaux, le délégué général du festival, a déclaré : “Les films russes que nous montrons sont anti-Poutine”.
Le 14 avril, la sélection officielle du festival a été dévoilée : on y trouve notamment La Femme de Tchaïkovski du cinéaste russe Kirill Serebrennikov, largement qualifié de “dissident” dans les médias français. Pendant mes années à Paris, j’ai appris qu’en France, on éprouve de l’admiration envers les dissidents, surtout s’il s’agit des dissidents russes. Peut être que c’est cette admiration qui fait fermer les yeux du Festival de Cannes sur le fait que lors de sa longue carrière Kirill Serebrennikov a été pendant plusieurs années proche du régime de Vladimir Poutine. Kirill Serebrennikov était un proche collaborateur de Vladislav Sourkov, conseiller de Vladimir Poutine, qui supervisait le dossier ukrainien au sein de l’administration présidentielle russe. Vladislav Sourkov est un architecte de la machine de propagande russe, il est aux origines des actions qui ont déclenché la guerre au Donbass, l’annexion de la Crimée et l’invasion russe en Ukraine. En 2011, Kirill Serebrennikov a mis en scène le roman Presque zéro dont l’auteur est Vladislav Sourkov. En 2012, Kirill Serebrennikov a pris le poste de directeur du Gogol Center grâce à Vladislav Sourkov. Enfin, avec Natalia Doubovitskaya, la femme de Vladislav Sourkov, Kirill Serebrennikov a ouvert la fondation culturelle Le Territoire qui recevait plusieurs subventions de la part de l’administration de Poutine ainsi que du ministère de culture de Russie.
Quant au film La Femme de Tchaïkovski, il se trouve qu’il a été financé par Kinoprime Foundation de l’oligarque russe Roman Abramovitch qui est actuellement visé par les sanctions. En avril, le Ministère français de l’Economie et des Finances a gelé plusieurs biens immobiliers d’Abramovitch sur la Côte d’Azur, dont le Château de Croë à Antibes. Je me pose donc une question : à l’heure où on sanctionne les oligarques proches de Poutine en gelant leurs biens immobiliers sur la Côte d’Azur, peut-on projeter les films financés par ces mêmes oligarques sur cette même Côte d’Azur ?
Le 25 avril, dans son communiqué de presse, le Festival de Cannes s’est félicité de la décision de Michel Hazanavicius et de ses partenaires de changer le titre de son film, qui fera l'ouverture du festival. La lettre Z devenue le symbole du soutien de l’invasion russe en Ukraine, le film Initialement appelé Z (Comme Z) a été renommé Coupez !. Dans ce communiqué, le festival mentionne “le gouvernement russe” ainsi que “l’armée russe” tout en évitant de parler de la Russie, comme si seuls le gouvernement et l’armée étaient responsables de cette invasion alors que selon un sondage publié jeudi 31 mars par Levada, l'institut d'enquête russe indépendant, environ 83% (soit 120 millions) de Russes soutiennent l’invasion en Ukraine. Dans ses interventions, la direction du festival défend Kirill Serebrennikov en le dissociant de la Russie et en saluant son opposition au pouvoir russe. Pour l’heure, le film du “dissident” russe est toujours en compétition au Festival de Cannes. Kirill Serebrennikov, quant à lui, n’est plus assigné à résidence depuis fin mars. Il prépare ses spectacles à Amsterdam, Berlin et Avignon. Il travaille sur son prochain film sur le dissident Limonov. Il est attendu à Cannes.
Mi-avril, avec mes collègues programmateurs ukrainiens, nous avons proposé à Cannes Classics, section du festival dédiée aux films de patrimoine, une sélection de films ukrainiens. Nous avons pensé que ce serait un geste fort de solidarité avec le Centre Dovjenko, cinémathèque ukrainienne de Kyiv qui était sous les bombardements russes depuis des semaines, avec ses très riches archives de films menacées de destruction. Lors des échanges avec les programmateurs cannois, ils m’ont fait passer le message qu’il “fallait taper plus fort”. Finalement, aucun film ukrainien n'a été retenu à Cannes Classics. Je n’ai reçu aucun mail de suivi de la part des programmateurs. Le mardi 10 mai, la sélection du Cinéma de la plage a été dévoilée. En signe du “soutien au peuple ukrainien, en ces temps de souffrance et de résistance”, le Festival de Cannes a décidé de montrer Est-Ouest, un film français de Régis Wargnier : un film coproduit par la Russie, avec un casting majoritairement russe, sur des émigrés russes dans les années 1940. Apparemment, le fait que le film ait été tourné à Kyiv était suffisant pour soutenir le peuple ukrainien.
Lundi 17 mai. La 75e édition du Festival de Cannes démarre demain. Je commence à faire ma valise. La guerre ravage l’Ukraine. Les Russes bombardent les musées et les cimetières. Sur les territoires occupés, ils brûlent les bibliothèques, et tout particulièrement les livres des auteurs ukrainiens. A Trostianets, dans la région de Soumy, la villa de Tchaïkovski a été endommagée par un missile russe. Je me pose beaucoup de questions en ce mois de mai. Je me dis que le plus grand festival du monde tape fort mais complètement à côté. Tout en restant très loin de la réalité.
P. S. Le 5 mai, Le Monde a publié le texte intitulé Du Festival de Cannes aux quartiers chics de Paris, la famille très glamour du porte-parole de Poutine. En quelques heures, on a enlevé la 1e partie du titre, et donc la mention du Festival de Cannes. Néanmoins, on voit toujours l’intitulé initial dans la version anglaise du papier. J’ignore les raisons de ces modifications. Peut être que le titre était trop long. C'est bien dommage qu'il ait été changé, car la présence russe sur la Croisette en ce mois de mai 2022 mérite d'être interrogée.
Anna Koriagina