Avant-hier, le 27 avril, la Bibliothèque nationale de France a publié sur sa page Facebook un message portant sur le document issu de sa collection, l’acte royal datant de 1061 comprenant la signature d’Anne de Kyiv, reine des Francs. Cette position, prise par la Bibliothèque nationale de reprendre la prononciation et l’écriture de la ville en ukrainien, a été saluée à l’unanimité par les Ukrainiens, qui revendiquent avec une persévérance renforcée depuis l’invasion de la Russie, le changement d’orthographes de certains toponymes ukrainiens.
Certains Français, pourtant, s’opposent à ce changement, évoquant tout d’abord un usage établi. Pierre Jaillard, président de la Commission nationale de toponymie, considère ainsi que la « tradition suffit à clore le débat ». Un avis partagé par Philippe Delorme, auteur de l’essai historique consacrée à Anna Iaroslavna, « une reine de France venue d’Ukraine » (Philippe Delorme, Anne de Kiev. Épouse de Henri Ier, Paris, Pygmalion, 2015), qui a commenté mon repost de ladite publication de la BnF : « En français l’usage est prédominant, et Kiev est vraiment entré dans l’usage courant ».
Les choses se compliquent quand la façon d’orthographier la capitale ukrainienne comme « Kiev » est évoquée comme « neutre » : « [cet usage] n’est ni russe ni ukrainien, mais la transcription française classique ».
Voici ma réponse :
« Monsieur Delorme, je vous remercie pour votre message. Dans le cas de l’orthographe des toponymes ukrainiens en français, la tradition est de coller à la prononciation russe. En effet, à ma connaissance, il n’existe aucun toponyme qui s’écrirait en français différemment de la façon dont on les prononce ou écrit en russe. “Dniepr, Lvov, Kharkov” tous ces noms sont un calque direct du russe et non pas une “francisation”. Cette situation est due à la domination impériale de la Russie sur les terres ukrainiennes, et au fait que jusqu’à présent ce sont ses historiens et intellectuels qui ont forgé le discours relatif à l’Ukraine à l’étranger [y compris en France].
Il est grand temps de décoloniser aussi bien l’histoire que la langue, même si dans un premier temps cela peut provoquer un certain mal-être. Par ailleurs, il existe des précédents, Beijing [mais aussi Mumbaï ou Ho Chi Minh Ville]. La différence majeure est que “Pékin” est un cas réel de francisation et non pas un calque d’après une langue étrangère au chinois. »
Comme le remarque Michel Feltin-Palas, journaliste pour l’Express, la formation des exonymes en français est tout sauf consistante : « Sans que l'on sache exactement pourquoi, nous avons ainsi francisé Londres (London), mais pas Manchester; Munich (München), mais pas Berlin et Barcelone (Barcelona), mais pas Madrid. Peu importe, cependant, aux yeux de Pierre Jaillard, qui fait remarquer que dans tous les cas, l'usage prévaut ».
Il y a quelques années j’étais témoin de la virulente lutte des féministes ukrainiennes pour la féminisation des professions qui ne s’utilisaient auparavant qu’au genre masculin : metteure en scène [режисерка], collègue [коліжанка], juriste [юристка] etc. Les débats faisant rage, les principaux arguments de l’opposition consistaient en l’absence de formes proposées dans l’usage de la langue ukrainienne, voire en un risque de « défiguration » par le recours à des formes linguistiques hybrides qualifiées de « répugnantes ». Pourtant, tout comme ses porteurs, la langue est une matière vivante qui s’adapte aux nouvelles circonstances. Quelques années seulement après ces débats, les mots « féminisés » ne choquent plus personne, mis à part les médias les plus conservateurs.
Les usages sont sujets aux évolutions et, comme toute coutume, peuvent tomber en désuétude si les raisons suffisantes se présentent. La souffrance d’un peuple qui revit le trauma de son récent passé colonial à chaque fois que l’orthographe de sa ville natale est alignée avec la langue de son agresseur actuel n’est pas insignifiante, et devrait au moins être matière à débat.
Nadiia Bernard-Kovalchuk,
Doctorante en histoire de l’art à Sorbonne Université / Centre André Chastel, conservatrice au Musée de l’École de photographie de Kharkiv (MOKSOP), membre de l’équipe de l’initiative « Printemps ukrainien » au Centre culturel d’Ukraine en France.
À Paris, 29.04.2022